Notes de lecture – L’un des grands plaisirs de la recherche consiste à découvrir et à lire les travaux des autres. Il s’agit non seulement de rester au courant de ce qui est en train de se faire, des contributions récentes à la compréhension d’une situation, d’un contexte ou d’une problématique, mais aussi de se laisser inspirer et interroger, intérieurement, sur ses propres réflexions. C’est notre nourriture intellectuelle.

En ce moment je suis en train de lire deux livres qui parlent des musiques de la Louisiane : Acadian Driftwood : The Roots of Acadian and Cajun Music (Fox Music Books, 2014), de Paul-Émile Comeau, journaliste et imbattable mélomane, actuellement en lice pour le prix de Personnalité médiatique de l’année aux East Coast Music Awards, et Negotiating Difference in French Louisiana Music : Categories, Stereotypes, and Identifications (UP of Mississippi, 2015) de l’anthropologue française Sara Le Menestrel. Malgré leur thématique en commun, ces ouvrages sont très différents. Acadian Driftwood, qui se destine surtout aux amateurs de culture acadienne et de musique populaire, se présente comme une petite encyclopédie, avec bien plus de relief et de « personnalité » qu’un ouvrage de référence. J’y consacrerai bientôt un compte-rendu sur ce site. En revanche, le livre de Le Menestrel est une étude scientifique, ancrée dans des méthodes ethnographiques ; en explorant l’évolution des catégories des musiques franco-louisianaises, Negotiating Difference se doit de contribuer à l’avancement des connaissances sur les phénomènes culturels – sans que cette orientation savante nuise au plaisir que procure la lecture. J’ai également l’intention d’écrire un compte-rendu sur ce livre, à paraître dans une revue scientifique. Dans ce texte-là, je ne mentionnerai probablement pas un passage qui m’a sauté aux yeux, mais qui me semble digne d’attention.
Votre curiosité est piquée à vif, n’est-ce pas?
La problématique principale à laquelle s’attaque Le Menestrel dans Negotiating Difference in French Louisiana Music, c’est de comprendre les processus par lesquels des traditions musicales (ou genres) en viennent à être tenues pour « authentiques ». En contexte louisianais, ces processus sont indissociables des identités raciales et de l’attribution d’un « son » à un groupe racial(isé). En clair : il s’agit de la musique cadienne, perçue comme la musique des Blancs, et du zydeco, considéré comme la musique des Noirs et des Créoles de couleur. Il va sans dire que cette séparation n’est qu’une grossière simplification, dont l’auteure retrace le développement historique tout en explorant le contexte d’aujourd’hui. Si les amateurs les plus fervents des musiques louisianaises (dont je suis, et depuis longtemps) sont loin d’ignorer : on sait, par exemple, que le répertoire musical commun de la Louisiane francophone rurale s’appelait tout bonnement « musique française » avant de bifurquer, selon des critères (prétendument) liés à l’appartenance raciale. Il n’est reste pas moins que, grâce aux recherches de Le Menestrel, on apprend des choses étonnantes sur l’héritage musical de ce coin de l’Amérique du Nord.
Voilà pour un aperçu préliminaire. Or, c’est un facteur transnational qui m’intéresse ici. Tandis que la situation linguistique préoccupe assez peu Le Menestrel, elle souligne bel et bien que la recherche de l’authenticité musicale passe par le français. Et c’est là que notre université entre en scène, lorsqu’elle formule l’observation suivante : « The success of the two annual French immersion programs at the Université Sainte-Anne in Nova Scotia has also fostered a network of relationships between young Louisiana Cajuns wanting to learn French and Acadians from Nova Scotia, creating regular travel and exchanges in both direction » (p. 103). (Elle fait allusion aux programmes d’été, sans mentionner les sessions régulières, à l’automne et à l’hiver.)
D’après moi, on aurait pu s’attendre à ce que ces contacts avec le Canada francophone moderne, à travers l’Université Sainte-Anne, favorisent davantage, chez les musiciens louisianais, une ouverture vers des styles contemporains. Pourtant, ce n’est pas forcément la tendance dominante : « Cultural activism in favor of French and a renewed emphasis on the French language […] have thus played a role in increased interest in the ‘traditional’ style, part of efforts to assert the distinctiveness of French heritage » (Ibid.). Dans une grande mesure, français égale tradition. Autant il fait plaisir de voir notre institution signalée et son importance pour la relève culturelle soulignée, autant il est fascinant d’en apprendre davantage sur l’ensemble des mécanismes culturels auxquels s’affilie l’expérience acadienne à Sainte-Anne, pour un certain nombre de Louisianais musiciens.
Le Menestrel n’est pas le seul chercheur à l’affût du rôle de l’Université Sainte-Anne. Laura Atran-Fresco, professeure invitée au Collège Oberlin (Ohio) et docteure de l’Université de Louisiane à Lafayette , est l’auteure d’une thèse intitulée : Les Cadiens au présent. Revendications identitaires d’une population francophone en situation minoritaire (2014 ; à paraître sous forme de livre aux Presses de l’Université Laval). Atran-Fresco consacre un volet de sa recherche à l’apprentissage de la langue en tant que moteur de conscientisation identitaire. Elle étudie côte à côte le programme de français à Lafayette et l’immersion à Sainte-Anne. Pour évaluer l’impact du passage « chez nous », elle a effectué des entretiens auprès de plusieurs Louisianais ; d’ailleurs, l’un de ses participants, Blake Miller, un musicien qui donne encore des spectacles ici avec son groupe The Revelers, est mentionné dans le livre de Sara Le Menestrel.
Même si elles répondent à des questions différentes, les conclusions auxquelles arrivent ces deux chercheures sont compatibles : Atran-Fresco identifie des « processus de revendication identitaire » à l’œuvre à Sainte-Anne, qui concourent à inciter, chez ces jeunes Américains, « leur mobilisation en faveur du fait français une fois qu’ils sont de retour en Louisiane » (274). (Ajoutons, d’un point de vue militant : voilà de quoi nous réjouir!)
Ce qui est moins visible dans ces travaux, c’est le fait que les liens entre la Louisiane et l’Acadie de la Nouvelle-Écosse dépassent largement ce cadre institutionnel des échanges éducatifs et même le tourisme patrimonial dont l’existence est bien connue. Or, j’ai eu le plaisir, il y a quelques jours, de passer par le Magasin campus de l’Université Sainte-Anne pour récupérer un tout nouveau livre qui venait de m’y être livré : Interculturalité : la Louisiane au carrefour des cultures, ouvrage collectif sous la direction de Nathalie Dessens et Jean-Pierre Le Glaunec (PUL, 2016). Aussitôt l’introduction dévorée, je me suis tourné vers le chapitre signé par Annette Boudreau, linguiste de l’Université de Moncton.
Il s’agit essentiellement d’une comparaison, comme le dit bien son titre : « Idéologies, représentations et insécurité linguistique : le cas de la Louisiane et de l’Acadie des Maritimes ». Cependant, Boudreau tient à rappeler que les représentations linguistiques, de part et d’autre, ne se sont pas développées dans un isolement mutuel. Plus particulièrement, elle tient compte des « échanges privilégiés qui existent entre les Louisianais et la région de Clare en Nouvelle-Écosse, région qui est ressentie comme plus authentiquement acadienne que les autres régions » (234).
C’est ce tissu transnational que les recherches de la CRÉAcT s’attacheront à mettre davantage en lumière. L’aventure n’est que commencée et c’est inspirant de nous savoir en si éminente compagnie.