Au fil de l’histoire – Un trait culturel qui distingue les Acadiens des Cadiens, c’est la cuisine. Et, d’après mon expérience, les Acadiens apprécient énormément la gastronomie louisianaise. Cela se comprend : elle est exquise. Parmi la ribambelle de mets savoureux que mon État natal offre au monde, le gombo trône en roi. Ce potage au goût fumé est régulièrement servi lors de festivités soulignant les liens entre l’Acadie et la Louisiane. Par exemple, un étudiant de l’Université Sainte-Anne m’a raconté tout récemment que, dans le cadre du Congrès mondial acadien 2004, tenu en Nouvelle-Écosse, sa famille avait pris part à une activité où des gens d’ici ont préparé des plats traditionnels, y compris du gombo en suivant des recettes envoyées par des gens de la Louisiane. Belle initiative!

Mais s’agit-il d’un plat acadien louisianais, à proprement parler ? Remontons dans le temps pour examiner les premières mentions attestées de ce délice.
Tout d’abord, rappelons l’origine du nom. Le mot gombo fait référence à un légume, aussi dénommé okra. Le mot provient des langues bantoues, parlées en Afrique centrale : ki-ngombo, car la plante nous vient en effet d’Afrique. Dès le milieu du XVIIIe siècle, il apparaît dans des textes français sur les Antilles, ce qui veut dire que sa consommation en Amérique et en Europe résulte des voies commerciales (et culturelles) tracées par la traite des esclaves. Visqueux, le gombo peut être utilisé comme liant dans les soupes. Il semblerait que cet aliment possède d’extraordinaires propriétés nutritionnelles, comme le rapporte cet article de Femme actuelle.
Quand je grandissais, et encore aujourd’hui, on mangeait les gombos soit bouillis – moins drôle pour les enfants car on dirait une limace chaude dans la gorge – soit frits et bien croquants, ce qui faisait ressortir leur légère amertume. Il m’arrive d’en trouver au supermarché à Yarmouth, ce qui est réjouissant, et d’en faire des gombos étouffés aux tomates.
Or, la base indispensable du gombo louisianais, c’est-à-dire de la soupe au gombo, c’est un roux bien costaud. Fait de farine et d’huile, puis bruni à des degrés divers pour en tirer différents types (brun, blond ou blanc), le roux donne couleur, goût et épaisseur. Ça vaut bien le coup… Cette préparation, qui a été inventée en France, est décrite pour la première fois dans l’ouvrage Le Cuisinier (1656) de Pierre de Lune ; cependant, selon certaines sources que j’ai consultées, elle serait plus ancienne.
Ici, il faut signaler un magnifique livre qui me sert souvent de référence : Stir the Pot: The History of Cajun Cuisine (2005), par Marcelle Bienvenu, Carl Brasseaux et Ryan Brasseaux. J’en conseille vivement la lecture. Or, les auteurs soulignent que, même si les Acadiens d’avant 1755 cultivaient le blé (qui pousse mal en Louisiane, soit dit en passant), il ne semble pas qu’ils aient consommé le roux.
En revanche, les cuisiniers français et créoles de la Louisiane l’utilisaient couramment et il fut adopté à tour de rôle par les Africains et Créoles d’origine africaine qui contribueront massivement à définir la nourriture louisianaise. Rappelons donc que, lorsque les réfugiés acadiens arriveront en Louisiane, par vagues successives entre 1764 et 1788, la société créole louisianaise est déjà en plein développement. Ils devront s’y adapter tout en s’y faisant une place à eux.
C’est à l’historienne Gwendolyn Midlo Hall que revient l’honneur d’avoir repéré une mention du gombo, c’est-à-dire la soupe, aussi tôt que 1764. Il s’agit du procès-verbal de l’interrogatoire de Julia, négresse – selon les catégories raciales en vigueur – de La Nouvelle-Orléans, au sujet d’un repas qu’elle avait servi à un nommé Louis. Un autre historien, Shane Bernard, a obtenu copie du document dont il a publié une image sur son blogue, Bayou Têche Dispatches.

La transcription se lit comme suit (en orthographe moderne) : Interrogée si elle ne lui avait pas donné un gombeau (gombo) avec Cézar et une autre négresse, a dit que cela était vrai, qu’ils étaient quatre. L’absence d’explication suggère fortement que le mets était déjà bien connu à cette date-là.
Les documents que je souhaite mettre sous vos yeux renvoient tous les deux à un moment capital dans l’histoire des Amériques : 1803, année de la vente de la Louisiane aux États-Unis, qui va doubler le territoire de ce jeune pays. D’ailleurs le premier texte concerne directement cet événement : ce sont des extraits des Mémoires sur ma vie, à mon fils, pendant les années 1803 et suivantes [1] par Pierre Clément de Laussat (1756-1835), dernier préfet colonial de la Louisiane française. Cet ouvrage à caractère autobiographique a été rédigé plus tard et publié en 1831.
Les circonstances du passage de Laussat en Louisiane sont assez remarquables. En 1800, l’Espagne avait rétrocédé la Louisiane à la France, mais ce fut par un traité secret. Par conséquent, les autorités françaises n’ont repris le contrôle de la Louisiane que pour la transférer aussitôt à la République américaine présidée alors par Thomas Jefferson. L’administration de Laussat, qui entra en fonctions en novembre 1803, ne dura donc qu’une vingtaine de jours. C’est dans le contexte de ce quadrille diplomatique que le gombo est évoqué.
Laussat rapporte que, peu après son arrivée à la Nouvelle-Orléans, le gouverneur espagnol, Sebastián Calvo de la Puerta y O’Farrill, dit le marquis de Casa Calvo, un Cubain d’origine, avait donné un bal somptueux pour accueillir les officiers français. L’honneur national l’obligera à renvoyer l’ascenseur une semaine plus tard : « Il n’eût pas été français que je demeurasse en reste » (p. 136).
Cette soirée du 16 décembre est assombrie par un incendie, que l’on arrive à maîtriser. La catastrophe détournée, la fête se déchaîne. « On ne peut rien voir de plus brillant : la gaieté animait toutes les salles. Les amusemens ont duré douze heures » (p. 137), jusqu’à huit heures du matin. Les convives dansent, jouent aux cartes et mangent copieusement :
« [S]oixantes couverts à la grande table, avec vingt-quatre à la petite et cent quarante-six sur trente-deux guéridons de restaurateurs, sans compter des centaines de personnes mangeant debout çà et là, et, pour trait caractéristique, vingt-quatre gombos, dont six ou huit à la tortue de mer… » (pp. 137-138)
Nous comprenons donc que le gombo représentait déjà un plat typique du pays. Quel festin!
Nous savons par la même source que le gombo fait à nouveau partie du menu lorsque les officiels américains, dont William C. C. Claiborne, futur gouverneur de la Louisiane, se présenteront quelques jours plus tard. Le plat est mentionné lors d’un incident notable dans un autre bal, le 9 janvier, quand les Français et Créoles, d’un côté, et les Américains, de l’autre, refusèrent les uns comme les autres de participer à la contredanse de l’autre pays. Pour peu que ce genre de rivalité culturelle nous semble frivole, Laussat y voyait motif de souci, avertissant Claiborne : « Vous avez là une image des sentimens qui animent les esprits. » Leur homologue espagnol, quant à lui, s’en amusait : Casa Calvo « jouait et riait sous cape. Il a fait servir du gombo à deux ou trois femmes, qui se sont réfugiés de son côté, et a continué malignement sa partie. »
Est-ce que c’étaient seulement les gens de la Nouvelle-Orléans qui goûtaient le gombo au tournant du XIXe siècle? Loin de là. Notre deuxième document nous apprend que les Acadiens louisianais l’avaient déjà fait leur, à une ou deux générations de leur établissement dans leur pays d’accueil.
Un voyageur français, Charles-César Robin, a séjourné en Louisiane à la même époque, se rendant dans plusieurs régions. Son livre Voyages dans l’intérieur de la Louisiane, de la Floride occidentale, et dans les îles de La Martinique et de Saint-Domingue, pendant les années 1802, 1803, 1804, 1805 et 1806, publié à Paris en 1807, contient une foule de renseignements sur divers aspects de la vie [2].
En 1802 ou 1803, Robin visite la « Côte des Acadiens », région de plantations sur le Mississippi (aujourd’hui les paroisses Saint-Jacques et de l’Ascension). Entre autres détails, il décrit une scène toute acadienne : un bal de maison, où il observe la fameuse joie de vivre qu’on attribue, encore aujourd’hui, aux descendants des Acadiens. « D’un abord ordinairement froid, ils sont cependant amis de la joie », écrit-il, en ajoutant : « Tout le monde danse, grand-père et grand-maman ; un ou deux violons, vaillent que vaillent, animent la joyeuse assemblée » (p. 241). Tout ce passage est délicieux ; je vous donne la page au complet.
Et la nourriture alors ? « [M]ais toujours le mets par excellence des Créoles, le gombo, est le plat que tout le monde est admis à partager. » Voilà donc : oui, les Acadiens et leurs enfants mangeaient le gombo. Cependant, au lieu de l’avoir inventé, comme il est parfois dit ou présumé, ils l’ont adopté. C’est le bien commun de tous les Louisianais – ou de tous les Créoles – dont les Louisianais acadiens constituaient un groupe parmi plusieurs. Ils l’ont certainement adapté à leurs goûts et besoins, il n’y a pas de doute là-dessus : en témoignent toutes les variations qui existent et dont l’authenticité peut soulever des passions. Pour retracer le fil de ces évolutions, je vous réfère à l’ouvrage de Bienvenu, Brasseaux et Brasseaux.
Il y a toutefois une leçon à retenir pour aujourd’hui. Certes, le gombo des Cadiens est une chose divine – un cadeau que cette population de la diaspora apporte à la grande famille acadienne. Mais ce plat n’est pas qu’à eux et trop souvent on l’oublie. D’autres groupes, notamment des Créoles (d’origine africaine ou non), ont parfois l’impression qu’il y a eu une appropriation injuste de leurs traditions culinaires, un effacement de leur contribution. Un historien culturel et musicien zydeco, D’Jalma Garnier, m’a dit avec franchise, et avec le sourire : « And why is that always called Cajun cooking, anyway? But black Creoles, I find here, just laugh at the many cultural appropriations, for we have many things to share. » Ses ancêtres à lui cuisinaient le gombo avant l’arrivée des Acadiens.
Donc, célébrons et savourons, mais sachons surtout qu’au fond de ce bol de gombo que l’on déguste avec tant de plaisir, il y a toute la Louisiane à découvrir.
[1] Cet ouvrage peut être consulté en ligne.
[2] On peut lire ce récit de voyage sur Gallica, le dépôt numérique de la Bibliothèque nationale de France.
[…] anciens combattants de Clare, à Saulnierville, s’emplit du fumet irrésistible d’un gombo préparé par celui qui prête son prénom à cette activité tout à fait spéciale : Ambroise […]
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