États de la recherche – Un blogue, pour une Chaire de recherche, peut servir de tribune pour communiquer des idées, des trouvailles et l’état des projets à l’extérieur de l’espace plus ou moins hermétique des colloques et des publications scientifiques. Un blogue, ça peut permettre de s’adresser à tout le monde. C’est le but premier de celui-ci, Les Carnets Nord/Sud.
D’entrée de jeu, pourtant, un obstacle surgit : le lexique. Qu’on le veuille ou non, en voulant décrire des phénomènes sociaux, politiques, économiques, etc., les chercheurs emploient souvent des termes méconnus du grand public, au sens opaque à première vue. C’est malheureux car, dans la très grande majorité des cas, les concepts auxquels renvoient ces mots sont bel et bien à la portée de tout le monde. Il suffirait d’un petit effort pour les expliquer. C’est le cas d’un terme qui reviendra souvent sous ma plume et qui figure dans le titre même de cette nouvelle chaire de recherche à l’Université Sainte-Anne : transnational (et « transnationalisme »).
Que signifie « transnational »? Quelle différence y a-t-il avec « international », que tout le monde connaît? Pour jeter un peu de lumière sur la chose, on passera par un autre terme : diaspora, et on se référera à deux exemples : les Acadiens, bien sûr, ainsi que les Syriens devenus réfugiés un peu partout par suite de la guerre civile qui sévit dans leur pays depuis cinq ans.
Une diaspora, vous savez peut-être ce que c’est puisque cette notion est souvent appliquée au cas des Acadiens. Pour faire court, une diaspora, c’est une collectivité humaine ayant une identité commune mais ayant été, à un moment de son histoire, éparpillée dans plusieurs endroits du monde. Le plus souvent, cette dispersion a été provoquée par un événement violent et traumatisant, ce qui entraîne une nostalgie pour la terre d’origine, voire un désir de retour. Le cas paradigmatique ou « classique », c’est celui du peuple juif, auquel on peut ajouter bien d’autres exemples comme les Arméniens, arrachés à leur territoire lors du génocide perpétré par les Turcs ottomans dans les années 1915-1917.
Donc, nous voyons la un parallèle avec les Acadiens, jetés aux quatre vents par le Grand Dérangement de 1755-1763. Depuis 2011, nous assistons, avec tristesse, à la formation d’une nouvelle diaspora. Confrontés à une guerre sans répit entre le régime du dictateur Bashar al-Assad, divers groupes rebelles et l’État islamique, plus de quatre millions de Syriens, sur une population totale d’environ 23 millions, ont dû prendre le chemin de l’exil. Comme les Acadiens du XVIIIe siècle, l’immense majorité d’entre eux n’ont qu’un souhait : vivre tranquilles. En ce moment, alors que beaucoup croupissent dans ces campus, des dizaines et des centaines de milliers de Syriens sont en train de s’installer dans des pays d’accueil, dont le Canada – et, au Canada, en Acadie. Et même dans l’Acadie de la Nouvelle-Écosse, en plus des familles déjà établies au Nouveau-Brunswick. Une famille, parrainée par la communauté, est déjà arrivée à Chéticamp; ici, dans le sud-ouest, le groupe Opération Compassion souhaite emboîter le pas.

C’est intéressant de voir comment ces deux peuples en diaspora, l’une ancienne, l’autre en pleine genèse, seront désormais liés l’un à l’autre, et leurs destins entrecroisés. C’est très touchant aussi.
Ces bases étant posées, revenons à notre point de départ : le concept de « transnational ». L’étymologie nous est d’une certaine utilité. L’élément latin trans-, qui signifie « à travers », comporte la notion de passage, d’un endroit à l’autre. Le radical nation renvoie ici à des États-nations, des entités géopolitiques (le Canada, la Chine, etc.). Donc, avec le transnational, on aurait affaire à des phénomènes ou des communautés qui recouvrent plus d’un pays ou qui « passent » d’un État-nation à d’autres. Pour beaucoup de chercheurs, des réalités transnationales brouillent les frontières : c’est en partie cela qui distingue le transnational de ce qui est international – ayant cours entre des États-nations comme tels. C’est peut-être une question de nuance ou de perspective, mais la distinction est pertinente.
Cela vous laisse un peu perplexe? Une définition maintenant classique proposée par Robert Keohane et Joseph Nye, pourra nous dépanner. Selon ces deux politicologues américains, les phénomènes transnationaux relèveraient des « contacts, coalitions et interactions, à travers des frontières étatiques, qui ne sont pas contrôlés par les principaux organes de la politique étrangère des gouvernements » [1]. C’est ce dernier critère qui démarque le transnationalisme : un des groupes ou partenaires ne serait pas un gouvernement. Prenons donc les Syriens de 2016. Oui, c’est le gouvernement canadien qui établit les règles pour l’accueil d’immigrés, mais, en le faisant, il ne traite pas nécessairement avec le régime d’Al-Assad; la politique du Canada ne dépend pas d’un accord international, c’est-à-dire entre des pays. Et lorsque des groupes de la société civile intervient, voire des citoyens individuels, il peut y avoir des « contacts, coalitions et interactions » encore moins officiels.
Selon une définition devenue classique, le transnational relèverait des « contacts, coalitions et interactions, à travers des frontières étatiques, qui ne sont pas contrôlés par les principaux organes de la politique étrangère des gouvernements ». C’est ce dernier critère qui démarque le transnationalisme des relations internationales : au moins un des acteurs ou groupes d’acteurs n’est pas un gouvernement.
Lorsqu’il s’agit des liens entre l’Acadie des Maritimes et une communauté d’un autre pays, c’est forcément une réalité transnationale dans la mesure où l’Acadie n’a pas de pays… ou même de province. Les institutions acadiennes ne relèvent donc pas des « des principaux organes de la politique étrangère des gouvernements » (ma traduction), quand même elles bénéficiraient d’un financement public. (Personne ne confondra une délégation de la Société nationale de l’Acadie avec une visite du ministre des Affaires mondiales Canada. Sans parler d’une collaboration artistique.)
Dans les travaux en sciences humaines et sociales, l’adjectif « transnational » est souvent accolé à d’autre termes. Il est très courant, par exemple, de parler de communauté transnationale, de réseaux transnationaux – comme la mafia! – ou encore d’organismes transnationaux tout comme on peut évoquer la circulation transnationale de produits, de personnes ou d’idées. Le dénominateur commun, c’est qu’il y a d’autres acteurs que des gouvernements; d’ailleurs, ceux-ci peuvent être totalement absents.
Qu’est-ce qui distinguera alors le cas syrien de celui des Acadiens?
Or, un certain courant de la recherche identifie le transnationalisme étroitement aux phénomènes d’immigration et aux diasporas des dernières décennies. Il y aurait toujours eu des populations transplantées et immigrées, mais aujourd’hui, « leurs vies traverser[aient] les frontières nationales de sorte à réunir deux sociétés en un seul champ social. » Je cite là un article de 1992 d’une équipe de recherche dirigée par l’anthropologue Nina Glick-Schiller. Leur définition du transnationalisme, qui n’a rien de trop compliqué, concernerait « les processus par lesquels des immigrés construisent des champs sociaux reliant leur pays d’origine et leur pays d’établissement » [2].
On boucle la boucle : les diasporas – ces peuples dispersés dans plusieurs endroits du monde – se nourrissent de ces « processus », qui peuvent être toutes sortes de choses : des envois de fonds, des associations à caractère ethnique, médias et sites web, des séjours d’étude pour les jeunes… Les possibilités sont infinies. Bien qu’il y ait beaucoup de processus transnationaux sans diaspora (par exemple, à travers des activités économiques entre différents pays), un autre spécialiste, Michel Bruneau, géographe, affirme qu’« un espace de diaspora est caractérisé par la multiplicité de ses communautés de base dans un espace transnational ». De là découlerait « un double problème de son intégration dans plusieurs états-nations et de la conservation de son entité transnationale » [3]. Il y a là tous les défis de l’appartenance, de l’identité et de l’intégration.
La situation des Syriens correspondra certainement à ce cas de figure. Des réfugiés sont en train de refaire leur vie non seulement au Canada, mais dans des dizaines de pays. Imaginez tous les liens, de diverses formes, formels et informels, que ces communautés éparpillées vont se tisser entre elles et avec la Syrie, surtout lorsque cette terrible guerre sera terminée. Il y aura – il y a déjà – une grande diaspora transnationale.
Dans le cadre de la CRÉAcT, on s’intéressera surtout aux activités transnationales au sein de la diaspora acadienne. Cependant, nos recherches seront menées dans un contexte où les Acadiens tendent les bras vers cette autre diaspora syrienne, et c’est peut-être par là qu’on verra l’Acadie à son meilleur.
[1] Robert Keohane et Joseph Nye, Transnational Relations and World Politics, 1972, p. xi.
[2] Nina Glick Schiller, Linda Basch et Cristina Blanc-Szanton, « Transnationalism: A New Analytic Framework for Understanding Migration », Annals of the New York Academy of Sciences 645.1 (1992), p. 1.
[3] Michel Bruneau, Diasporas et espaces transnationaux, 2004, p. 151 et p. 155.