Pour une Acadie courageuse

CRÉAcT en action – Un événement d’une indéniable importance vient de se dérouler sur le campus de la Pointe-de-l’Église de l’Université Sainte-Anne. Du vendredi 29 avril au dimanche 1er mai, plus d’une centaine d’élèves des écoles secondaires du Conseil scolaire acadien provincial (CSAP) se sont réunis pour vivre ensemble une fin de semaine d’activités dans un but de construction identitaire et de développement communautaire. Cela s’est fait sur le thème : Autour du FEU – Grou rassemblement jeunesse N-É, dont les détails sont présentés dans ce communiqué de presse. Avec plusieurs autres acteurs de la communauté, j’ai eu l’honneur de prendre part au spectacle d’ouverture organisé par le groupe Cy, vendredi soir à la Salle Marc-Lescarbot.

Pour moi, la chance d’adresser la parole à un groupe de jeunes inspirés et inspirants représentait une occasion plus précieuse qu’une dizaine de colloques scientifiques… mais ne le dites pas aux Chaires de recherche du Canada ! (C’est une blague…) Puisque le thème de ma courte allocution a été repris pour une activité de réflexion dimanche matin, j’ai décidé de publier ce texte ici.

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Le défi qui m’a été lancé par Éric [Dow] était de vous présenter ma conception personnelle de l’Acadie du XXIe siècle. Ce que j’ai à vous dire s’intitule : « Pour une Acadie courageuse », et je vais vous parler de choses sérieuses.

En tant que citoyen du XXIe siècle, je pense beaucoup au double phénomène du courage et de la peur. Je ne veux pas dire le courage d’Iron Man ou d’autres super-héros ou super-héroïnes. Je nomme ici ce courage qu’il nous faut dans la vie de tous les jours, pour vivre dans le respect de nous-mêmes tout en respectant les autres. C’est un équilibre difficile. Vous-autres, vous êtes encore à l’école, et vous vivez au sein et au rythme de vos familles, de vos amitiés et de vos communautés; dans tous ces contextes, vous observez certainement des situations d’injustice, et, vous-mêmes, vous êtes probablement injustes à l’occasion; à moi aussi, ça m’arrive.

Le courage dont je vous parle ce soir, ce n’est pas une qualité surhumaine; ce n’est pas ça du tout : c’est une valeur. C’est une force qui nous permet de faire des choix et de poser des gestes sans nous laisser mener par la peur. L’Acadie que je rêve pour le XXIe siècle est une Acadie qui n’a pas peur; c’est une Acadie courageuse.

Je vais vous dire pourquoi cette question me préoccupe. Moi, je viens de la Louisiane, du sud des États-Unis. À l’âge de 18 ans, 18 ans passés, j’ai eu la chance de venir en Acadie pour la première fois : c’était ici, à la Baie Sainte-Marie. Trois ans plus tard, sous le ciel pur du matin du 11 septembre 2001, des terroristes ont fait exploser deux gratte-ciels à New York. Je ne vais pas vous cacher que je connaissais quelqu’un qui est mort au moment où la première tour a explosé : c’était une francophone de la Louisiane, une femme extrêmement gentille qui était de la famille d’une de mes meilleures amies. Dans la suite de ces attentats, il y a eu des actes d’héroïsme dont on a beaucoup parlé, notamment ceux des pompiers et policiers qui ont sauvé des vies et parfois sacrifié les leurs. Et puis, les Américains ont eu très peur et nous nous sommes laissé mener par cette peur : on a avalé des mensonges – de gros mensonges – cuisinés par nos politiciens; et on a commis des injustices et renoncé à quelques-unes de nos libertés. Par ce côté-là, les terroristes ont marqué une nette victoire.

Peu de temps après cela, je suis revenu en Acadie, à Moncton cette fois-ci. En même temps que j’observais les États-Unis de l’extérieur, j’ai pu connaître plus profondément cette petite société francophone, morcelée entre plusieurs provinces et, en raison du Grand Dérangement, liée à d’autres communautés d’origine acadienne, y compris dans ma Louisiane. J’ai vu qu’elle avait ses peurs, elle aussi, l’Acadie minoritaire de l’Atlantique. Or, l’Acadie que j’imagine pour le siècle que nous avons commencé ensemble en une est qui serait totalement dégagée de ses peurs, affranchie de ses angoisses. À quoi ressemble cette Acadie courageuse?   

UN (1) : L’Acadie courageuse n’a pas peur de se connaître. Elle connaît ses traditions, ses réalisations, ses contributions aux arts, sa pensée et ses penseurs. Mais elle examine aussi ses côtés sombres et ses zones d’ombre. Comme chercheur, je m’intéresse aux Acadiens en Louisiane et aux aspects moins connus de leur histoire. Lorsque les premiers réfugiés Acadiens se sont installés dans leur nouvelle patrie, beaucoup d’entre eux ont commencé à acheter des esclaves noirs; au fil des ans, plusieurs ont eu des enfants avec ces esclaves. Aujourd’hui, on commence tout juste à parler de cette dimension du passé – et il le faut, car nous avons besoin d’avoir des conversations honnêtes. C’est un exemple.

Cette Acadie qui se connaît, qui a envie de se connaître, elle est unie et forte, ce qui lui permet de se poser des questions parfois difficiles. Cette Acadie veut unir toutes ses régions, toutes ses populations, et il n’y a plus de divisions entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, Par-en-Haut et Par-en-Bas, parce que le désir d’un destin commun est capable de surmonter les différences.

DEUX (2) : L’Acadie courageuse n’a ni peur de l’anglais, ni peur de s’affirmer en français. Malgré tous les acquis, toutes les batailles gagnées, une double peur continue à nous habiter : de l’assimilation, d’un côté, et du français standard, de l’autre côté. Et ça n’a pas de sens, entre autres, parce que, on le sait entre nous, le français acadien est le plus beau français au monde… après le français de la Louisiane!

Quand les Acadiennes et Acadiens n’auront plus peur, ils laisseront leur français à eux côtoyer le français standard, sans penser que l’un ou l’autre est mauvais, tout en pratiquant l’anglais avec plaisir et, pourquoi s’arrêter là : l’espagnol, l’arabe, le mi’kmaq, le chinois. L’anglais, lui, n’envahira pas, ne représentera aucune menace – il restera à sa place : un outil de communication avec les anglophones qui n’ont pas eu la bonne idée d’apprendre le français.

TROIS (3) : Voici un vœu un peu plus abstrait, mais je vais insister sur son importance : L’Acadie courageuse ne confond pas la liberté individuelle avec son destin collectif. Nous avons le privilège de vivre à une époque où chacun d’entre nous dispose d’énormément de choix : dans les produits que nous achetons, dans les médias que nous consommons, dans les vêtements que nous portons. Des préjugés liés à l’identité sexuelle sont en train de tomber; cela, c’est une vraie libération. Cependant, la possibilité d’orienter son identité personnelle n’entraîne pas nécessairement l’avancement de l’Acadie comme peuple. En fait, si on est trop égo-centré sur son propre confort et son bien-être, on risque d’oublier le plaisir qu’il y a à faire des choses ensemble et à quel point ça nous enrichit.

QUATRE (4) : L’Acadie courageuse s’invente des possibilités au lieu de les attendre. D’une part, cette Acadie se laisse inspirer : elle prend de bonnes idées de partout pour renouveler son économie, sa créativité et ses manières de faire. D’autre part, grâce à son dynamisme, cette société continue à faire de nouveaux Acadiens [1]. Il ne s’agit pas juste des enfants qui deviennent des adultes, mais de nouveaux arrivants et d’immigrés de partout qui ont envie d’être ici et de participer. À tous les niveaux, que ce soit dans des organismes, dans les écoles ou au sein de la communauté, l’Acadie du courage applique ce mot de mon compatriote louisianais Zachary Richard : « Accueillez les nouveaux, respectez les vieux ».

CINQ (5) L’Acadie courageuse fait la fête! Déjà, on y arrive très bien : savons-nous pourquoi c’est si important? Quand on se réunit pour célébrer, pour s’amuser ensemble, on fonde une réalité alternative, qui n’est pas comme la vie de tous les jours, avec ses problèmes et ses contraintes. Faire la fête, c’est ouvrir un espace-temps, par nécessité temporaire, où la magie règne et les blessures de l’histoire guérissent [2]; cette magie, on doit ensuite la conserver en soi, après que la musique s’est tue et que les amis sont rentrés chez eux.

Lorsque j’ai visité la Baie Sainte-Marie pour la toute première fois, on m’a raconté l’histoire de Madeleine Leblanc, cette jeune fille qui, après la Déportation, aurait dit à ses parents et amis qu’au lieu de pleurer, il fallait couper du bois pour construire des logis. Le courage et la force morale de rebâtir, de se rebâtir sont logés au cœur de l’Acadie de la Nouvelle-Écosse. Mais aujourd’hui, ce courage-là ne suffit plus; il doit prendre de nouvelles formes pour relever les défis que le monde nous pose.

Voilà, en quelques mots, ma conception d’une Acadie à (de)venir. Cependant, les vrais bâtisseurs du XXIe siècle, c’est vous-autres. Quelle Acadie rêvez-vous, Conseil Jeunesse Provincial? Votre présence et votre énergie me donnent envie de savoir et de la voir.

Merci.

M. Clint Bruce


[1] Idée tirée de l’ouvrage de Léon Thériault, La Question du pouvoir en Acadie (Moncton : Édition d’Acadie, 1982)

[2] Réflexion inspirée par la superbe thèse de doctorat de Marie Lefebvre, Le rôle géographique de la fête : le Congrès mondial acadien comme catalyseur identitaire et inhibiteur de frontières

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