Mois de l’histoire des Noirs : les Afro-Américains tenus en esclavage par une famille acadienne en Louisiane (dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, 25 février 2022)

Note : Cette série de deux chroniques a paru dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, éditions du 11 et 25 février 2022, sous la rubrique Au rythme de notre monde. Elles font état, pour un lectorat général, de l’avancement d’un projet de recherche de la CRÉAcT dont la première étape a fait l’objet d’un article publié en 2018 dans la revue Histoire engagée.

1ère PARTIE

Mo déjà roulé tout lakot,
Pencor war parèy bèl Layotte…

Ce sont là les paroles d’une chanson en langue créole qui, du temps de l’esclavage, aurait rythmé le travail des ouvriers captifs condamnés aux champs de canne à sucre du sud de la Louisiane. En lisant à haute voix, vous pourrez probablement, grâce à la proximité lexicale du français, saisir le sens de cet éloge d’une femme admirée, «la belle Layotte», auprès de qui l’on demande l’intervention d’un ami :

Jean Babèt, mô nami,
Si vou kouri par enho,
Vou mandé bèl Layotte,
Cado-la li té promi mwin.

Or, parmi les milliers de personnes tenues en esclavage qui auraient connu et chanté ces vers, toutes n’étaient pas nées en Louisiane et, pour un nombre considérable d’entre elles, le créole ou le français auraient été leur deuxième langue, apprise à la suite de leur arrivée d’un autre État, comme la Virginie ou la Caroline du Nord. À l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, il s’agira dans cette série de deux chroniques de lever un coin de voile sur mes recherches en cours sur les victimes du commerce esclavagiste à l’intérieur des États-Unis, tout en rendant hommage à leur résilience et à leur courage.

Entre 1790, c’est-à-dire juste après l’adoption de la constitution américaine, et 1860, soit à la veille de la guerre de Sécession, près d’un million de femmes et d’hommes d’origine africaine furent transportés de force depuis le Haut Sud vers le Sud profond. Cette migration forcée a été stimulée par l’expansion des plantations de coton, à travers tout le Sud, et, en Louisiane, de l’industrie sucrière. D’ailleurs, l’interdiction de la traite esclavagiste transatlantique, à partir de 1808, eut pour conséquence d’encourager le trafic humain au sein du pays, faute de main-œuvre en provenance de l’Afrique.

À titre de comparaison, sur les 12 millions de femmes, hommes et enfants qui, entre le 16e et le 19e siècles, ont subi le «Passage du milieu»ou la pénible traversée de l’Afrique aux Amériques, un peu de moins de 400 000 d’entre elles et eux ont abouti en Amérique du Nord. Autrement dit, le marché intérieur aura bouleversé l’existence de plus de deux fois plus d’Afro-Américains que le commerce transatlantique, reconnu pourtant comme un crime contre l’humanité. Tant et si bien que les déplacements occasionnés par le marché national sont parfois qualifiés de «second Passage du milieu».

«Ce nouveau commerce interurbain était dominé par des entreprises permanentes bien organisées», explique l’historien Walter Johnson dans son ouvrage Soul by Soul: Life Inside the Antebellum Slave Market (1999).

Les esclaves étaient rassemblés à Baltimore, Washington, Richmond, Norfolk, Nashville et St-Louis, puis envoyés vers le Sud, soit par voie terrestre, attachés par des chaînes, soit par des voiliers longeant la côte ou bien par des bateaux à vapeur descendant le Mississippi. Ces esclaves étaient vendus sur les marchés urbains de Charleston, Savannah, Mobile, Natchez et surtout de La Nouvelle-Orléans. Contrairement à l’image populaire, la plupart de ces esclaves n’étaient pas vendus rapidement lors de grandes ventes aux enchères publiques, mais dans le cadre d’accords privés conclus dans les parcs à esclaves tenus par les marchands d’esclaves.

Ce commerce en est venu à constituer une pierre angulaire de l’économie du Sud et, par conséquent, du pays entier. Toutefois, l’aspect économique ne doit pas voiler la dimension humaine de ce drame effroyable.

Puisque La Nouvelle-Orléans servait de plaque tournante de ce réseau, un certain nombre de ces Afro-Américains étaient destinés à des plantations appartenant à des familles d’origine acadienne. Mon projet de recherche explore le cas de la plantation C. P. Melançon et Cie, située dans la paroisse St-Jacques, entre Bâton-Rouge et La Nouvelle-Orléans. Cette habitation sucrière fut reçue en héritage par Constant Paul Melançon et ses frères et sœurs, tous enfants de Joseph Melançon fils (1788-1833), mort lors d’une épidémie de choléra, et Constance LeBlanc (1794-1856).

Ce qui a attiré mon attention sur cette famille et sur les gens esclavagisés sur leur plantation, c’est un fait divers sur lequel je suis tombé, par pur hasard, en feuilletant l’un des vieux journaux de la Louisiane francophone : en juillet 1858, Constant Melançon fut tué par Toussaint, l’un de ses esclaves qui avait grandi à ses côtés. Cet incident montre bien à quel point le système esclavagiste pouvait engendrer des formes de résistance, jusqu’au rejet violent de cette condition inacceptable.

À deux reprises, les Melançon avaient eu recours aux marchands d’esclaves de La Nouvelle-Orléans pour grossir les rangs de leurs ouvriers captifs, artisans et travailleurs agricoles. En janvier 1831, Joseph Melançon avait fait l’acquisition de huit jeunes hommes; bien plus tard, en 1853, quatre de ses fils allaient acheter huit autres hommes au moment de s’associer en tant que partenaires. En Louisiane francophone, ces Noirs provenant d’autres régions des États-Unis portaient la désignation «d’Américains», par opposition aux Créoles nés en Louisiane.

Un récent voyage de recherche aux États-Unis m’a donné l’occasion de me lancer sur les traces du premier groupe. Le contrat qui se trouve aux archives notariales de La Nouvelle-Orléans révèle que ces huit hommes et adolescents ont été vendus par un James Huie, résident du comté de Rowan en Caroline du Nord. Ils s’appelaient Abraham (19 ans), Allen (16 ans), Ben (14 ans), Booker (19 ans), Calton (19 ans), Ralph (16 ans) et Tom (18 ans). Leur expérience nous permettra de mieux comprendre l’interaction entre la diaspora acadienne en Louisiane, parmi laquelle l’esclavagisme s’était généralisé, et la diaspora africaine en Amérique du Nord.

La prochaine chronique se penchera davantage sur la destinée de ces gens, et ce, en portant un intérêt particulier à deux d’entre eux, Abraham et Booker. Ce premier parce qu’il allait fonder une famille dans la paroisse Saint-Jacques et s’intégrer dans la communauté créole, ce deuxième parce que, quelques années plus tard, il choisira de s’enfuir, en quête de sa liberté.

2ème PARTIE – Martin Luther King, Jr. Rosa Parks. Frederick Douglass. Viola Desmond. Ce sont là quelques figures marquantes du combat contre le racisme depuis l’époque de l’esclavage en Amérique du Nord, personnalités régulièrement évoquées pendant le Mois de l’histoire des Noirs. Sont également célébrées les contributions de personnes illustres d’origine africaine : artistes et écrivains, sportifs et scientifiques, et gens d’affaires et penseurs révolutionnaires.

Dans le cadre des recherches de la CRÉAcT, je m’intéresse ces temps-ci à des personnes inconnues, tenues en esclavage en Louisiane francophone. Trois d’entre elles se nomment Marguerite, Abraham et Booker. Avant 1860, ces individus vivaient et travaillaient sur la plantation C. P. Mélançon et Cie, située dans la paroisse Saint-Jacques en Louisiane, entre Bâton-Rouge et La Nouvelle-Orléans, et fondée par Joseph Mélançon fils, de souche acadienne. Plus tard, l’habitation a été gérée par la veuve de ce dernier et ensuite par ses fils. Cette chronique racontera un peu du vécu de Marguerite, Abraham et Booker.

Née en 1836, Marguerite était la fille d’Abraham et de Junime, appelée aussi Zulime. Tandis que sa mère était originaire de la Louisiane, étant ainsi considérée comme Créole, son père Abraham venait de la Caroline du Nord. Il était donc anglophone, ayant été arraché à sa région natale vers l’âge de 19 ans, soit en 1830, pour être transporté de force à La Nouvelle-Orléans et y être vendu, avec sept autres jeunes hommes, à Joseph Mélançon fils. L’un de ces compagnons de malheur était Booker, dont le nom allait se franciser en «Bouca».

Les documents que j’ai retrouvés à La Nouvelle-Orléans révèlent qu’Abraham et Booker avaient été trafiqués par un James Huie, résident du comté de Rowan, dans l’ouest de la Caroline du Nord. Avec des associés de sa famille, Huie aurait transporté et revendu des centaines de personnes au tournant des années 1830. J’ai des raisons de croire que tandis qu’Abraham serait né en Caroline du Nord, Booker venait plutôt de l’Alabama. Ces deux hommes ont donc fait partie des victimes, au nombre de près d’un million d’âmes, de la traite esclavagiste depuis le Haut Sud vers le Sud profond, infâme commerce dont La Nouvelle-Orléans était devenue la plaque tournante.

Quel que fût leur point d’origine, le voyage vers la Louisiane aurait été effectué dans des conditions très pénibles. Le militant abolitionniste Henry Bibb (1815-54), qui allait publier son autobiographie après son évasion vers le Nord, puis, s’étant installé en Ontario, fonder l’un des premiers journaux afro-canadiens en 1851, garde ce souvenir des préparatifs d’un convoi à destination de La Nouvelle-Orléans :

On nous appela pour nous présenter devant une enclume, et on nous coupa les lourdes chaînes de bois que nous portions aux jambes depuis trois mois. […] On nous mit ensuite les menottes aux poignets. Nous étions accouplés deux par deux – la main droite de l’un à la main gauche de l’autre –avec une longue chaîne pour nous attacher tous ensemble.

Au terme d’une éprouvante odyssée par voie terrestre et par bateau, Abraham, Booker et les autres captifs auraient été détenus dans un parc à esclaves en attendant leur sort.

Leur achat par Joseph Mélançon fils s’inscrivait dans la stratégie de ce dernier pour développer davantage sa plantation à l’époque de l’essor de l’industrie sucrière en Louisiane. Alors qu’Abraham fut envoyé aux champs, Booker, quant à lui, allait apprendre un métier, celui de la transformation du jus de canne en sucre brut.

Or, le régime de travail sur une plantation sucrière imposait un rythme brutal. Solomon Northup (1808-après 1857), auteur du célèbre récit autobiographique Douze ans d’esclavage (1853), décrit dans ces termes les rigueurs de son existence en tant que surveillant :

Du début de la période de fabrication du sucre jusqu’à sa fin, le broyage et l’évaporation ne cessent ni de jour ni de nuit. On m’a donné un fouet, avec l’instruction de l’appliquer à quiconque s’autoriserait la moindre oisiveté. Si je négligeais de respecter cette consigne à la lettre, un autre fouet allait s’abattre sur mon dos. En plus de cela, c’est à moi qu’il revenait d’appeler et de congédier les équipes de travail aux heures convenues. Privé d’heures de repos régulières, je n’arrivais qu’à me ménager quelques instants de sommeil à la fois.

Les destinées d’Abraham et de Booker n’avaient pas fini de diverger. En mars 1845, Booker s’enfuit de la plantation Mélançon, en quête de liberté. À cette époque, Joseph Mélançon fils était mort depuis une douzaine d’années, fauché par le choléra. Dans l’annonce que sa veuve, Constance LeBlanc, fit publier dans un journal de La Nouvelle-Orléans, nous apprenons que Booker parlait aussi bien français qu’anglais, et qu’il avait sur la jambe la cicatrice d’une brûlure, causée sans doute par les engins de la sucrerie.

Je ne retrouve plus de traces de Booker après cette date. Il se peut fort bien qu’il ait retrouvé la liberté, soit à La Nouvelle-Orléans, où il aurait pu passer pour un homme libre de couleur, soit ailleurs : dans un État du Nord, voire au Canada.

C’est l’amour qu’a trouvé Abraham après son arrivée en Louisiane, en faisant la connaissance d’une Créole née en esclavage, Junime ou Zulime, un peu plus jeune que lui. Leur fille Marguerite allait venir au monde au printemps 1836, suivie de quelques frères et sœurs : Nelly, Victorin (dit Cook), Frank, Eliza, Célestine, Marie-Désirée… et peut-être d’autres enfants encore. Les registres du diocèse de Bâton-Rouge indiquent que certains d’entre elles et eux ont été baptisés dans la religion catholique, ce qui suggère la force de l’intégration culturelle et, bien entendu, spirituelle.

Fait intéressant, Marguerite, la fille aînée d’Abraham, «américain», c’est-à-dire un Noir anglophone, et de Junime, créole, va à son tour entrer en couple avec un «Américain». Une vingtaine d’années après la mort de Joseph Mélançon fils, Constant Paul Mélançon poursuivra les desseins de son père en s’associant avec trois de ses frères pour créer la Société C. P. Mélançon et Cie. Leur première démarche consistera à faire l’acquisition, en janvier 1853, de huit hommes offerts en vente à La Nouvelle-Orléans – comme l’avait fait leur père bien avant eux. L’un de ces ouvriers esclavagisés est Frederick Harris, avec qui Marguerite aura (au moins) trois enfants avant la guerre de Sécession (1861-65).

Cependant, la plantation C. P. Mélançon et Cie va se dissoudre avant les débuts de ce conflit qui signera la fin de l’esclavage aux États-Unis. En juillet 1858, Constant Mélançon sera tué lors d’une altercation avec Toussaint, l’un de ses esclaves qui avait grandi à ses côtés. Quelques mois plus tard, la mise à l’encan de l’habitation entraînera la dispersion de la communauté composée d’une trentaine de personnes en esclavage, dont Abraham, Junime, leur fille Marguerite et leur beau-fils Frederick Harris, les frères et sœurs de Marguerite ainsi que les trois enfants de cette dernière. Par la suite, Abraham et Junime iront vivre, avec leurs trois plus jeunes enfants, sur la plantation du grand frère de Constant Mélançon, Joseph, habitant de la paroisse Saint-Landry, au nord de Lafayette. Ayant dit ses adieux à ses parents, Marguerite restera à Saint-Jacques.

Quel sort leur aurait réservé la Guerre civile ? Se seraient-ils revus après celle-ci ? Abraham et Frederick Harris auraient-ils eu plus tard la chance de renouer avec leurs proches qu’ils avaient quittés en prenant le chemin de la Louisiane ? Ce sont des pistes que j’espère élucider.

Demeure une certitude : leur persévérance face aux injustices de l’esclavage témoigne de la force morale de toutes les victimes de ce système.

Voilà un coup d’oeil sur un volet majeur des recherches de la CRÉAcT, dont le but est de mieux comprendre les interactions entre la diaspora acadienne et la diaspora africaine en Louisiane.

M. Clint Bruce

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