L’héritage des bateaux à vapeur habite ma conscience depuis ma prime enfance. Nichée dans le nord-ouest de la Louisiane, ma ville natale de Shreveport porte le nom du capitaine Henry Miller Shreve (1785-1851), ingénieur et navigateur qui, d’après l’abrégé de sa carrière qui nous fut exposé à l’école, avait dégagé la rivière Rouge de son « grand radeau », soit un ensemble d’embâcles naturels formés de troncs d’arbres et de dépôts, dans les années 1830. Son exploit avait ouvert notre région au trafic fluvial et, du coup, contribué à l’expansion de la nation états-unienne après l’acquisition de la Louisiane au début du dix-neuvième siècle.
Connue depuis longtemps et appliquée aux transports à partir du dix-huitième siècle, la technologie de la vapeur allait devenir un important moteur de la révolution industrielle et de la mondialisation économique. Dans une étude devenue classique, Louis C. Hunter et Beatrice Hunter résument, sur un ton triomphaliste, son rôle dans la colonisation de l’intérieur du continent nord-américain : « Dans le développement de la plus grande partie du vaste bassin du Mississippi, qui est passée d’une société frontalière brute à la maturité économique et sociale, le bateau à vapeur a été le principal agent technologique. Pendant le deuxième quart du dix-neuvième siècle, les roues du commerce dans cette vaste région étaient littéralement des roues à aubes[i]. »
Henry Miller Shreve n’est pas le seul pionnier dont le nom est retenu par la postérité : avant lui, il y avait notamment Robert Fulton (1765-1815), également l’inventeur du premier sous-marin (Nautilus), et son associé Robert Livingston (1746-1813), diplomate et partenaire dans la construction du North River Steamboat, lancé en 1807. Dans leur sillage, une foule d’autres individus, bien moins connus, allaient participer de l’essor de la navigation fluviale à cette époque. En Louisiane, certains d’entre eux sont issus de la communauté francophone, voire de la diaspora acadienne. Dans ce billet, il sera question du capitaine Joseph Gustave Landry (1818-73), d’origine acadienne.

Cette modeste esquisse vient inaugurer un nouveau volet des Carnets Nord/Sud, c’est-à-dire les « Chroniques de la Côte ». Plutôt qu’à une façade océanique, le titre de cette série renvoie à la zone constituée par les rives du fleuve Mississippi entre La Nouvelle-Orléans et Bâton-Rouge – et plus précisément à la région dénommée « Côte des Acadiens » dès l’arrivée des premières familles acadiennes dans les années 1760, sous les auspices du gouvernement espagnol, et située dans les actuelles paroisses (civiles) de Saint-Jacques et de l’Ascension. Pays d’exploitations sucrières au dix-neuvième siècle, c’est aussi un foyer de la créolisation culturelle qui caractérise la Louisiane francophone, d’autant plus que la majorité de la population a été, pendant longtemps, d’ascendance africaine.
Les « Chroniques de la Côte » feront état, pour un public général, de certaines trouvailles et réflexions dans le cadre du projet : « Africains et Acadiens en Louisiane francophone », relevant de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne.
Dans cet esprit, quelques éléments de la biographie et de la carrière du capitaine Landry nous permettent d’entrevoir l’intégration de la communauté d’origine acadienne dans la Louisiane américaine.
Bien qu’il vienne au monde après l’incorporation de la Louisiane dans le giron des États-Unis, le souvenir du Grand Dérangement n’est pas très éloigné dans sa famille. Son grand-père Joseph Landry, dit Bel Homme (1752-1814), est né à Grand-Pré en 1752, avant d’être déporté avec ses parents vers le Maryland. C’est d’ailleurs dans cette colonie que naît la future grand-mère du capitaine Landry, Anne Bujol (1758-1816), fille des exilés Joseph Bujol et Anne LeBlanc. Sa famille s’étant installée en Louisiane, Joseph se marie pour une première fois en 1775, puis, veuf, épouse Anne en novembre 1779. Fermier esclavagiste qui « possède » déjà quatre personnes à cette époque, c’est un officier de la milice qui, plus tard, tâtera de la politique, se faisant élire à l’assemblée législative louisianaise.
À noter que le cimetière catholique de l’Ascension, à Donaldsonville, abrite un impressionnant mausolée en son honneur, monument qui fut érigé par ses enfants dans les années 1840 et qui fait aujourd’hui l’objet d’une campagne pour sa restauration.

Si le capitaine Landry n’a pas la chance de connaître ses grands-parents, l’esprit ambitieux de son aïeul Joseph Landry n’en viendra pas moins à définir l’orientation de la famille. Ces ambitions seront surtout incarnées par l’oncle du futur navigateur, le planteur et politicien Jean Trasimond Landry (1795-1873) – un oncle qui sera aussi… son beau-père. J’explique…
Joseph Gustave Landry est le deuxième enfant d’Achille Toussaint Landry (né en 1784), surnommé Aristide, et de Marie Modeste Braud (née en 1790), tous les deux résidant près de Donaldsonville, là où le bayou Lafourche se déverse, dans ce temps-là, dans le Mississippi. (La confluence du Lafourche sera bouchée en 1905.) Après la mort de son mari en 1823, Modeste, déjà mère de neuf enfants, se tourne vers son beau-frère, Trasimond (né en 1795). Celui-ci était un partenaire d’Aristide dans la fondation de la plantation sucrière « New Hope ». Leur mariage est célébré le 11 août 1825.
Pendant la jeunesse de Gustave, environ 80 personnages tenues en esclavage vivent et travaillent sur la plantation de son beau-père et oncle Trasimond – nombre qui augmentera considérablement par la suite, pour atteindre plus de 300 âmes à la veille de la guerre de Sécession (1861-65). Au milieu des années 1840, ce sera l’un des plus riches habitants sucriers de la paroisse, propriétaire de plusieurs plantations.

La prospérité matérielle de Trasimond facilite son entrée dans la vie politique. Partisan du président Andrew Jackson, il est élu au Sénat louisianais en 1832. En 1846, il devient lieutenant-gouverneur de l’État (sous le gouverneur Isaac Johnson), le premier à occuper ce poste établi par la constitution louisianaise de 1845. Tout cela pour souligner que les enfants de Modeste pourront bénéficier des richesses, de la réputation et du réseau personnel de leur influent beau-père.
À l’époque où Gustave grandit sur les bords du Mississippi, le fleuve fourmille de vaisseaux qui remplissent son imagination de leurs infinies possibilités. Alors que La Nouvelle-Orléans se hisse au rang de deuxième port des États-Unis, après New York, la bourgade de Donaldsonville gagne en importance. Bien évidemment, les bateaux à vapeur s’arrêtent régulièrement devant la plantation pour amener des visiteurs, apporter des marchandises et emporter les produits de l’habitation. Évoluant au rythme de cet incessant va-et-vient, le jeune homme se projette vers l’avenir.
En avril 1844, Gustave convole en justes noces avec Éliska Mire et le couple, qui aura bientôt un fils, déménage à La Nouvelle-Orléans. Jusqu’ici, j’ignore les débuts de sa carrière à bord des bateaux à vapeur. Ce que je sais, c’est, d’une part, que son frère aîné Amadeo réside déjà dans la Ville du Croissant, où il exerce comme marchand commissionnaire, et, d’autre part, que Gustave commence à inspirer confiance. Car c’est à cette époque que l’Acadien de la Côte s’associe avec le marchand William Winchester pour faire construire un navire à Louisville (Kentucky), l’un des grands centres de cette industrie florissante, avec Pittsburgh (Pennsylvanie) et Cincinnati (Ohio). Ce bateau sera baptisé d’après la bien-aimée de son capitaine : l’Eliska.
Mis en service en octobre 1846, l’Eliska assure la liaison régulière entre La Nouvelle-Orléans et Bâton-Rouge, distants d’environ 135 milles (217 km), tout en desservant les habitations de la Côte ainsi que les villes de Donaldsonville et de Plaquemine. Long de 168 pieds (51,2 m), il comporte un seul pont[ii] et accueille passagers et marchandises. Les annonces parues dans les journaux indiquent qu’il quittait La Nouvelle-Orléans deux fois par semaine, le dimanche et le mercredi, et repartait de Bâton-Rouge les lendemains, soit le lundi et le jeudi, respectivement.

Loin d’être le seul bateau à offrir ce trajet, l’Eliska est toutefois l’un des mieux appréciés, et cela, grâce en partie aux manières avenantes de son maître à bord. Le journaliste et écrivain Hippolyte-Prudent de Bautte (1821-61), Français immigré, en a livré un témoignage pittoresque à la suite d’un voyage en 1848 :
« Quel gracieux steamboat que l’Eliska ! Parmi tous ces bateaux à vapeur qui sillonnent le fleuve Meschacébé, envoyant vers les nuages humides l’haleine brûlante de leurs naseaux de fer, nul n’est plus coquet et plus majestueux. On dirait à le voir courir si léger au milieu des flots que, comme l’oiseau gris des mers, il effleure à peine la cime des vagues. »
De Bautte renchérit en mettant l’accent sur la touche humaine puisque
« son habile capitaine, M. Gustave Landry, est le capitaine le plus aimable et le plus aimé de la côte ; toujours aux petits soins pour les nombreuses dames qui passent à son bord, il a l’art de plaire à toutes et à tous ! Le premier commis, M. Dimitri, rivalise avec lui de politesse et de complaisance ».
Tous ces éléments concourent à créer une ambiance propice aux interactions sociales, même si le voyage ne dure que quelques heures :
« Aussi combien la traversée nous paraît gaie et agréable. Il vous semble que vous n’êtes plus voyageur, mais que vous êtes chez vous, au milieu d’amis. Tout le monde s’assoit à l’avant, et pendant que l’Eliska dans sa course fait fuir devant vous le superbe panorama des habitations qui bornent la rive, et des gigantesques forêts qui se perdent dans l’horizon, il s’établit entre tous des causeries délicieuses[iii]. »
Ainsi, l’Eliska jouit de la faveur de l’élite et de la classe politique. Les membres de l’assemblée législative s’en servent, par exemple. En décembre 1848, le capitaine Landry compte parmi ses passagers le président élu des États-Unis, soit le général Zachary Taylor (1784-1850), vainqueur du commandant Antonio López de Santa Anna lors de l’invasion états-unienne du Mexique (1846-48). Il est accompagné, entre autres, du colonel Paul Octave Hébert (1818-80), futur gouverneur de la Louisiane, qui est francophone d’ascendance acadienne[iv].
Pour des raisons qu’il me reste à élucider, Landry et Winchester décident en 1850 de se départir de l’Eliska, qui est envoyé à Louisville pour y être démantelé et vendu par morceaux. Au cours de l’été, le capitaine se retrouve seul propriétaire du Patrick Henry, dont l’itinéraire est similaire[v]. Un correspondant du New Orleans Weekly Delta rapporte la réaction à Bâton-Rouge :
« Nos gens ici remarquent avec plaisir le retour du capitaine Landry dans le commerce des bateaux à vapeur entre ici et la Nouvelle-Orléans. Il jouit d’une popularité méritée auprès de toutes les classes de citoyens, en particulier auprès des marchands, pour son zèle et sa promptitude, et auprès des dames pour sa politesse et sa galanterie[vi]. »
Cet engagement durera moins d’une année, pourtant, après quoi Landry passe à d’autres charges. (Voir le tableau ci-dessous.) Ensuite, il se verra confier, avec un partenaire, un important contrat du gouvernement fédéral, pour la livraison du courrier.
Malgré ce qui peut ressembler à de l’instabilité professionnelle, sa réputation ne souffre guère. Le jour de la Saint-Valentin de l’année 1852, le bateau à vapeur Caddo fait naufrage juste en amont de La Nouvelle-Orléans. Secourus par le capitaine Landry et l’équipage du New Latona, les survivants font paraître leurs remerciements dans un quotidien de la ville, en soulignant « l’attention prompte et désintéressée » de leurs bienfaiteurs « à l’égard de [leurs] besoins et de [leur] passage en sécurité à La Nouvelle-Orléans ».
La deuxième partie de cette chronique apportera des nuances, voire des complications à ce portrait quelque peu hagiographique, en considérant les phases ultérieures de la carrière du capitaine Landry pendant et après la guerre de Sécession (1861-65), y compris son implication directe dans le commerce esclavagiste.
Bateau | Période | Itinéraire régulier |
Eliska | 1846 (oct.) -1850 (mai) | Destinations – Plantations de la Côte, Donaldsonville, Plaquemine, Bâton-Rouge / Départ de La Nouvelle-Orléans : dimanche et mercredi, 9h00 / Départ de Bâton-Rouge : lundi et jeudi, 8h00 |
Patrick Henry | 1850 (août) – 1851 (avril) | Destinations – Plantations de la Côte, Bâton-Rouge / Départ de La Nouvelle-Orléans : mardi à 9h00, vendredi à 17h00 / Départ de Bâton-Rouge : mercredi à 8h00, samedi à 12h00 |
New Latona | 1851 (sept.) – 1852 (août) | Destinations – Bayou Sara, Bâton-Rouge, Plaquemine, Donaldsonville, plantations de la Côte / Départ de La Nouvelle-Orléans : mardi à 9h00, vendredi à 17h00 / Départ de Bâton-Rouge : mercredi à 9h00, samedi à 12h00 |
Emperor | 1853 (mars) – 1854 (juin) | Destinations – Bayou Sara, plantations de la Côte / Départ de La Nouvelle-Orléans : dimanche à 9h00, mercredi à 17h00 / Départ de Bayou Sara : lundi et jeudi, après l’arrivée du train de Woodville (Mississippi) |

[i] Louis C. Hunter, avec Beatrice Jones Hunter, Steamboats on the Western Rivers: An Economic and Technological History (Mineola : Dover Publications, 1993 [1949]), p. 3.
[ii] Survey of Federal Archives in Louisiana, Ship Registers and Enrollments of New Orleans, Louisiana: vol. 4, 1841-1850 (Bâton-Rouge : Hill Memorial Library, Louisiana State University), p. 83.
[iii] Prudent d’Artlys, « Voyage à la Côte : revue de la Campagne », Revue louisianaise, vol. 7, no 9, 26 novembre 1848, p. 209-210.
[iv] « Gen. Taylor », entrefilet du New Orleans Times reproduit dans The Memphis Daily Eagle, 5 décembre 1848, p. 2.
[v] Survey of Federal Archives in Louisiana, Ship Registers and Enrollments of New Orleans, Louisiana: vol. 4, 1841-1850, p. 224.
[vi] « Baton Rouge Correspondence of the Delta », New Orleans Weekly Delta, 9 septembre 1850, p. 5.
Billet avec informations des plus intéréssantes.
Salutations,
Edouard
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