Port Acadie – Entretien avec Dean Louder (1943–2017) : regards sur le Projet Louisiane

Trois an après le décès inattendu du géographe Dean Louder, nous lui rendons hommage en rediffusant cet entretien recueilli par Clint Bruce et paru dans la revue Port Acadie, numéro 29.

Au mois de mai 2017 nous avons appris avec tristesse le décès du géographe Dean Louder[1]. Originaire de l’Utah aux États-Unis, ce Québécois d’adoption aura marqué de manière durable les études sur la francophonie nord-américaine, notamment à travers ses collaborations avec Eric Waddell, son collègue de l’Université Laval. Dans un texte d’hommage paru dans la revue Rabaska, Yves Frenette et André Fauchon retracent l’évolution de la vision généreuse du fait francophone qu’il aura développée à partir des années 1980 :

Ce n’était donc plus la langue qui cimentait l’Amérique française de Louder et Waddell, mais une façon d’être s’abreuvant à des réseaux flous et à une mémoire des origines. […] Toutefois, à force de pérégriner et sous l’influence de certains de leurs disciples, et aussi de leurs critiques, Louder et Waddell prirent conscience de la diversité franco-américaine, au sens large du terme, du poids culturel des Antilles dans la constitution de la francophonie nord-américaine et de l’existence de la créolité. C’est de cette manière que, au tournant du XXIe siècle, leur Amérique française devint une Franco-Amérique[2].

Ensemble, les deux géographes ont codirigé l’ouvrage collectif Du continent perdu à l’archipel retrouvé : le Québec et l’Amérique française (Québec, Presses de l’Université Laval, 1983, 292 p.); avec Éric Morisseau, Vision et visages de la Franco-Amérique (Sillery, Septentrion, 2001, 320 p.), où se mêlent témoignages et essais par des chercheurs; et Franco-Amérique (Sillery, Septentrion, 2008, 400 p.), réédité en 2016. Infatigable voyageur, Louder réunit des chroniques de ses carnets de route dans Voyages et rencontres en Franco-Amérique (Québec, Septentrion, coll. « Hamac-carnets », 2013, 265 p.).

L’entretien que nous présentons ici fait découvrir les premiers contacts du chercheur avec la francophonie des États-Unis, lors de sa participation au Projet Louisiane, initiative pluridisciplinaire menée par une équipe de chercheurs canadiens entre 1976 et 1979. Le grand objectif du Projet Louisiane consistait à explorer les dynamiques culturelles à l’œuvre autour du renouveau ethnique dans cet État du Sud américain à l’héritage francophone complexe. Plusieurs de leurs travaux remettent en question la survalorisation de l’élément acadien par l’élite culturelle[3]. Même si l’intérêt pour la Louisiane est attisé, dans un premier temps, par les actions du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), agence d’État créée en 1968, la portée du Projet Louisiane dépasse de loin ce mouvement « officiel ». Notre échange avec M. Louder, enregistré au téléphone en mai 2016, porte plus précisément sur les rapports entre les chercheurs canadiens et leurs interlocuteurs louisianais — rapports qui ne manquent pas de piquant.

Il s’agit ici d’une transcription abrégée et adaptée d’une conversation qui a duré environ une heure[4].

CB : Merci, Dean, de m’avoir accordé quelques minutes pour parler de tes expériences au sein de l’équipe du Projet Louisiane. Peut-être pouvons-nous aborder en premier tes rapports avec le fondateur du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), feu James Domengeaux. J’ai eu vent d’un incident où il t’aurait traité de « son of a bitch ». Que s’est-il passé?

DL : On avait déjà commencé le Projet Louisiane. Gerald Gold, qui en était vraiment le père[5], s’était fait un devoir d’aller voir Domengeaux, pour dire : « Nous sommes ici et on va faire des recherches. Voici ce que nous pourrons faire. » Au tout début j’avais l’impression que Domengeaux était très content, et même flatté. Il avait fondé CODOFIL et voilà que quelques années plus tard, il y a eu quand même une certaine reconnaissance internationale dans la communauté des savants, des chercheurs — des Canadiens, même. Donc, c’était très flatteur pour lui. Mais Jimmy [James Domengeaux] avait, un peu partout, des gens qui surveillaient pour lui. Il avait même un clipping service, c’est-à-dire que chaque fois qu’il y avait quelque chose dans les journaux, il y avait quelqu’un qui en faisait une coupure pour lui. Or, cette année-là, j’habitais à Gretna, moi et ma famille. Je faisais mes emplettes chez Nicholson et Loup, qui avaient deux magasins, l’un près de chez nous et l’autre à Westwego, sur le Westbank Express[6]. Nicholson, lui, était sénateur à l’assemblée législative louisianaise[7]. Alors, Domengeaux connaissait tout ce monde-là. Puisque ce Elwyn Nicholson était un Cadien, je suis allé le voir dans son magasin, dans son bureau. Il m’a dit qu’il venait des Avoyelles et qu’il parlait français, mais il ne voulait pas parler en français avec moi. Il ne m’a jamais parlé en français, même s’il pouvait probablement le faire. Mais c’était un peu la gêne, tu sais. Je l’ai rencontré une autre fois à son épicerie sur l’Expressway. Westwego est une communauté cadienne, tu sais.

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1. À noter que le présent numéro de Port Acadie, daté printemps 2016, a été préparé au cours de l’année 2017.
2. Yves Frenette et André Fauchon, « Dean Louder : 1943-2017 », dans Rabaska : Revue d’ethnologie de l’Amérique française, vol. 15, 2017, p. 207–209.
3. Voir notamment Eric Waddell, « La Louisiane française : une poste outre-frontière de l’Amérique française ou un autre pays et une autre culture? », dans Cahiers de géographie du Québec, vol. 23, no 59, p. 199–215.
4. La transcription de cet entretien a été effectuée par Réanne Cooper, assistante de recherche de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT).
5. Spécialiste de l’ethnicité et de l’anthropologie économique, Gerald Gold fut dès 1975 l’instigateur du Projet Louisiane auquel Louder se joignit par la suite. Parmi ses travaux issus de cette initiative, on consultera avec profit Gerald L. Gold, Cousin and the Gros Chiens : The Limits of Cajun Political Rhetoric (Projet Louisiane, Document de travail no 1), York (Ontario), Dept. of Anthropology, York University, 1978, 35 p., ainsi que Gerald L. Gold, « The Cajun French Debate in Louisiana », dans Beverly Hartford, Albert Valdman et Charles Foster (dir.), Issues in International Bilingual Education. The Role of the Vernacular, New York, Plenum, 1982, p. 221–240. Monsieur Gold est décédé en mars 2016, quelques semaines avant cet entretien. Voir l’annonce de son institution ici.
6. Ces localités, qui se trouvent en banlieue de la Nouvelle-Orléans, représentaient l’une des trois zones urbaines étudiées par le Projet Louisiane, avec Lafayette et Port Neches (Texas).
7. Originaire de Westwego, Elwyn John Nicholson (1923–2014) est élu au Sénat louisianais en 1972, où il occupe un siège pendant 16 ans.

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