«Les médias haïtiens dans la crise du coronavirus ou l’épreuve du trilemme de Münchhausen (2ème partie)» – Luné Roc Pierre Louis

Chronique invitée – Luné Roc Pierre LouisLuné Roc  Pierre Louis est professeur à l’Université d’État d’Haïti et l’auteur de plusieurs ouvrages sur les médias et la question de la démocratie en Haïti. Docteur en information et communication de l’Université Catholique de Louvain, il s’est associé à la CRÉAcT à titre d’invité d’honneur dans le cadre du colloque Les médias francophones sous toutes leurs coutures.

Suite de la première partie

Il convient de parler de trilemme pour cerner l’imbroglio dans lequel se trouvent les médias haïtiens à un moment où ils pourraient tout simplement exercer leur mission de manière la plus classique possible. En effet, il appert bien d’en distinguer trois écueils où les médias haïtiens, hors des thèmes classiques du trilemme de Münchhausen, tentent à la fois de s’imposer ex cathedra comme s’il s’agissait d’une rupture transcendante (i), de continuer le jeu tout par et pour la politique à la manière habituelle faisant penser à une regressio ad politicum (ii) et de faire au moins le minimum pour garder la ligne de la solidarité nationale prônée par le Président de la République (iii).

  • Écueil numéro 1 : l’essentialisation dramatisante comme rupture transcendante

Si dans le langage courant, le mot «crise» suscite la panique, tel n’est pas le cas d’un point de vue philologique. En grec classique, κρίσις (krisis), n’est pas synonyme de πανικός (panikos), autrement dit la crise n’est pas synonyme d’effroi ou de terreur. En revanche, le substantif κρίσις (krisis), ainsi que le verbe κρίνω (krinô) qui en dérive, en disent long. Cela pourra faire l’objet d’un long article, mais la présente réflexion se limite à reprendre pour la traduction de κρίσις (krisis), jugement et discernement et symétriquement pour le verbe κρίνω (krinô), juger et discerner.

Cela dit, tout acteur et plus particulièrement les médias qui préoccupent le présent billet, n’ont d’autre lot que le pari du discernement. En d’autres termes, si tant est qu’il leur soit loisible de jugement de ce qui se passe dans la réalité sociale, il leur incombe de faire preuve de discernement, au lieu d’imposer ce qu’ils construisent de l’espace public, tantôt ex cathedra, tantôt ex nihilo, tantôt dans un effet-marmelade amalgamant les deux. Bref, en temps de crise, il revient aux médias de ne pas s’imposer à la fois comme hiérophante et comme démiurge.

«Depuis la disposition officielle de l’état d’urgence sanitaire le 19 mars écoulé, les médias haïtiens n’ont guère changé leur fusil d’épaule. Ils procèdent de leur méthode habituelle consistant à poser des conclusions hâtives et sommaires amalgamant par le fait même l’effet-marmelade évoqué.»

Pour ce qui concerne les médias haïtiens depuis la disposition officielle de l’état d’urgence sanitaire le 19 mars écoulé, ils n’ont guère changé leur fusil d’épaule. Ils procèdent de leur méthode habituelle consistant à poser des conclusions hâtives et sommaires amalgamant par le fait même l’effet-marmelade évoqué. De manière symptomatique, la plupart de journalistes prétendent faire passer leurs déclarations pour des analyses scientifiques et que celles-ci donnent lieu à leur tour à des conclusions qui, in fine, s’accusent être des pétitions de principe (petitio principii). Ce faisant, les médias haïtiens n’ont rien changé en termes de modi faciendi, de mode de faire et de traditions de travail. Dit autrement, les médias suivent tout linéairement la voie habituelle de l’essentialisation, synonyme d’une rupture transcendante dramatisante.

  • Écueil numéro 2 : la préséance aux acteurs politiques ou regressio ad politicum

Du moment où la pandémie commençait à se faire sentir un peu partout dans le monde, les médias haïtiens ne prenaient pas la tangente. Ils faisaient appel à des acteurs du champ médical, s’agit-il des médecins en général et des épidémiologistes, des infectiologues et des pneumologues dans une certaine mesure pour exposer ce qu’il fallait saisir de la virulence des virus de type Sars-CoV en général et du Sars-CoV-2 ou COVID-19 en particulier.

Tout cela sonne beau et juste comme le contrepoint médiéval, mais en rester là, ce serait danser sur un volcan. Haïti est un pays où force médecins sont de très tôt devenus des politiciens cauteleux, si bien que la pratique médicale ne sert qu’à légitimer leur irruption dans l’espace public politique de telle sorte qu’ils ne paraissent pas y surgir ex nihilo. Dès lors, la préséance n’est pas nécessairement donnée à l’acteur médical capable de mieux traiter le point du thème en question, mais à celui qui rentre dans la ligne politique du média (de la radio) chaque fois en question. Telle est la première station de cette via crucis qui cèle une dimension nettement imperceptible de la question.

D’un autre côté, à compter de l’Arrêté présidentiel et de la déclaration officielle du Président de la République le 19 mars, les médias estiment bon de faire appel tous azimuts aux acteurs politiques pour commenter décision, déclaration et annonce du Gouvernement comme à l’ordinaire. Il y va des émissions dites d’analyse où les journalistes comptent un ou plusieurs invités pour faire le point sur l’actualité ou la réalité. L’enjeu est qu’un tel choix entraîne un lourd tribut à payer.

«Tout l’accent est mis sur les auteurs des messages plutôt sur leur contenu ou surtout sur leurs enjeux.»

En effet, en animant la scène habituelle faisant jouer les protagonistes du Gouvernement avec leurs céroféraires de la société civile et les protagonistes de l’opposition politique avec leurs thuriféraires également de la société civile, la solidarité prônée ad summum et embrassée par plus d’un, ainsi que la campagne d’information et de la sensibilisation sur la virulence de COVID-19 auprès du gros peuple, des citoyens lambda ou de ce qui s’appelle à tort et à raison la population tout court, peine à faire recette. Tout l’accent est mis sur les auteurs des messages plutôt sur leur contenu ou surtout sur leurs enjeux. Un autre problème consiste à ne pas différencier les registres de parole officielle ou gouvernementale et le cas échéant à les mélanger.

À cet effet, les médias placent les déclarations du Président de la République et de son équipe gouvernementale sur la virulence de COVID-19 et les précautions à prendre pour s’en prévenir dans le même panier que les promesses et les annonces des mesures d’accompagnement annoncées susceptibles de ne pas être concrétisées. Or, même si tout se dit dans le même message à la Nation, le mélange de registres devrait être évité dans l’évaluation, le commentaire ou l’analyse de ces messages, au prix de ne pas banaliser le danger réel de COVID-19. À ce titre, les médias haïtiens ne procèdent à aucune modification profonde en ce qui a trait à leur méthode de travail habituel. 

  • Écueil numéro 3 : Une contribution biaisée à la solidarité

Les médias haïtiens ne dénient pas la solidarité prônée par le Président de la République et charriée par plus d’un qui, a fortiori, est requise dans le sens plein du terme. Ils offrent leur participation en investissant leur espace ou temps d’antenne à des émissions qui s’occupent de la catastrophe que traduit la pandémie de COVID-19 en Haïti et dans le monde. En d’autres termes, ils participent de la campagne d’information et de sensibilisation nécessaire pour éviter le pire en Haïti, mais n’empêche que cette campagne si nécessaire passe quasi-inaperçue. Les citoyens lambda, les gens ordinaires eux-mêmes s’enlisent dans leur déni et se confinent dans leur indifférence quant à la crise qui menace même la survie de l’humanité. Chez eux, tout se passe comme à l’ordinaire. D’où il s’ensuit un écueil de grande envergure complétant les thèmes du trilemme.

«L’échec dans la campagne de sensibilisation pour éviter le pire n’est pas seulement du ressort des médias ni non plus des autorités étatiques. Il est également du ressort de chaque citoyen et de chaque acteur social d’assumer sa pleine et entière responsabilité – la crise de la responsabilité citoyenne étant la crise la plus virulente à laquelle fait face Haïti.»

Les messages scellant la levée de boucliers des médias haïtiens contre les effets pervers de la pandémie de COVID-19 se trouvent particulièrement dans l’obligation d’affronter l’écueil résultant de l’interprétation que se font les acteurs politiques, attendu que lesquels médias n’ont guère modifié leur agenda quotidien ou encore leur méthode habituelle de travail. Leur digne contribution se révèle biaisée et passe donc quasi-inaperçue, comme il en est question de toute la campagne elle-même.

Mutatis mutandis, il appert de signaler que l’échec constaté jusque-là dans la campagne de sensibilisation pour éviter le pire n’est pas seulement du ressort des médias ni non plus des autorités étatiques. Il est également du ressort de chaque citoyen et de chaque acteur social d’assumer sa pleine et entière responsabilité à l’égard de soi, de la Communauté (de sa formation sociale) et de l’Humanité. La crise de citoyenneté, de la responsabilité citoyenne étant la crise la plus virulente à laquelle fait face Haïti, et ce depuis des lustres.

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