Mois du patrimoine africain : Dominique Gaspard, un Créole louisianais devenu médecin au Québec et pilier de la communauté noire (Au rythme de notre monde dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, 9 et 23 février 2024)

À noter que cette chronique a également paru, en deux parties, dans les éditions du 9 et du 23 février du Courrier de la Nouvelle-Écosse, sous la rubrique « Au rythme de notre monde ».

1ÈRE PARTIE – Quelle destinée singulière et digne d’intérêt que celle de Dominique Gaspard ! Né en 1884, ce Créole issu du milieu des gens de couleur de La Nouvelle-Orléans allait quitter sa Louisiane natale, vers l’âge de 20 ans, pour fuir l’oppression raciale et pour étudier au Québec.

Formé en médecine, il prend part à la Grande Guerre. Catholique et francophone, il devient l’un des piliers de la communauté noire de Montréal, pourtant à dominante anglophone et protestante. Jouissant de la haute estime de ses concitoyens blancs, il ne cessera d’agir en faveur de l’équité raciale jusqu’à sa mort en 1938.

Dominique Gaspard vers 1911, après son déménagement au Québec. (PHOTO : CENTRE D’HISTOIRE DE SAINT-HYACINTHE)

La présente chronique ainsi que la prochaine serviront à mettre en relief ce parcours fascinant, qui relie deux aires de l’Amérique francophone.

Le choix de ce sujet s’inscrit, bien entendu, dans le Mois de l’histoire des Noirs – ou Mois du patrimoine africain ici en Nouvelle-Écosse. Initialement proposé par l’historien afro-américain Carter G. Woodson (1875-1950) et célébré en février, c’est l’occasion de mieux apprécier l’histoire afro-canadienne dans toute sa richesse et dans toute sa complexité, tout en explorant les contributions des figures marquantes de cette population ainsi que ses aspects encore méconnus. 

Du coup, il s’agira de rendre hommage aux travaux de Dorothy W. Williams, grande spécialiste de l’histoire noire au Canada. Plus que nul autre, c’est elle qui aura aidé à faire redécouvrir la vie du docteur Dominique Gaspard. 

Auteure de deux livres sur la communauté afro-montréalaise, Williams a également signé une esquisse biographique de Gaspard dont l’essentiel est condensé dans un article de l’Encyclopédie canadienne. Mes chroniques s’appuient sur ses recherches tout en s’enrichissant d’autres documents, d’une part, et de mes connaissances sur la Louisiane francophone, d’autre part.

Dominique Francis Gaspard voit le jour le 22 janvier 1884. Il ne vient pas au monde tout seul, d’ailleurs, car ses parents, Esther et John (ou Jean ?) ont le bonheur d’accueillir des fils jumeaux. Si peu de recherches ont été menées sur l’enfance du futur émigrant, nous savons que la famille Gaspard fait partie de la communauté créole formée par les gens de couleur francophones de Louisiane. 

Beaucoup d’entre elles et eux étaient déjà libres du temps de l’esclavage et, malgré les discriminations raciales à leur égard, faisaient preuve d’un grand dynamisme dans plusieurs domaines comme l’éducation, les métiers, les œuvres de bienfaisance, les arts et la culture. Les Gaspard vont fréquenter l’Église Saint-Joseph, l’une des paroisses desservant les Noirs francophones.

Le contexte politique de l’époque revêt une importance fondamentale pour comprendre la trajectoire de Dominique Gaspard. La fin de la Guerre civile américaine, qui avait amené l’abolition définitive de l’esclavage en 1865, avait également inauguré un programme de réformes en profondeur dans le but d’éradiquer les injustices liées au racisme. Il s’agit de la « Reconstruction » du Sud dont les promesses et les progrès finissent par succomber, vers le milieu des années 1870, à la réaction raciste. 

Le sociologue et militant afro-américain W. E. B. Du Bois en dressera ce bilan lapidaire : « L’esclave a obtenu sa liberté, s’est tenu un bref moment au soleil, puis s’est avancé de nouveau vers l’esclavage ». Ce nouvel esclavage, c’est le régime de la ségrégation raciale, fondé sur l’oppression et, bien trop souvent, la violence.

Les années de jeunesse de Dominique Gaspard sont donc marquées par le recul des droits civiques et de l’égalité sociale des Noirs américains. En Louisiane, cependant, les Créoles francophones mènent la lutte contre cette tendance néfaste. Il y a eu notamment le Comité des citoyens qui a entrepris une campagne pour combattre les lois racistes – efforts héroïques qui allaient se solder en 1896 par un échec devant la Cour suprême des États-Unis. 

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«Les vieilles barrières n’existent plus» : premier discours d’investiture d’Edwin W. Edwards (1927-2021), quatre fois gouverneur de la Louisiane

Symboliquement, le geste allait résonner haut et fort, bien plus loin que la foule immense rassemblée pour la cérémonie d’investiture qui se déroulait sur les marches du capitole de l’État de Louisiane, le 9 mars 1972, à Bâton-Rouge, lorsque le nouveau gouverneur, le brillant et charismatique Edwin W. Edwards, a prêté serment d’abord en français, ensuite en anglais, pour marquer son entrée en fonction. C’était une revanche de l’histoire longtemps attendue en Louisiane, où la langue française avait été bannie des écoles publiques et honnie pendant des générations, au point d’être menacée de disparition. Quatre ans plus tôt, la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) avait inauguré une nouvelle dynamique de promotion du fait français et d’échanges avec les pays francophones. Né en 1927 dans la paroisse des Avoyelles, le gouverneur Edwards, qui avait débuté sa carrière d’avocat en desservant une clientèle francophone dans sa ville d’adoption de Crowley (paroisse d’Acadie), semblait incarner le renouveau qui animait la Louisiane aux tournant des années 1970.

Edwin W. Edwards en 1986, pendant son troisième mandat. (Source : 1986 Northwestern State University Potpourri Yearbook)

Décédé le 12 juillet 2021 à l’âge de 93 ans, Edwards a eu quatre mandats comme gouverneur d’un État dont il semblait réunir, en sa seule personne, l’esprit latin, la personnalité haute en couleur et les contradictions trop souvent tragiques. Tout en menant une importante réforme constitutionnelle pendant son premier mandat, il s’adonnait à un train de vie aux excès notoires et contribuait aux pratiques de trafic d’influence. Alors qu’il aurait pu devenir président, il allait être condamné pour taxage en 2001 avant de purger une peine de huit ans en prison fédérale. Du début à la fin, il était fier d’être francophone et fier de l’héritage francophone de la Louisiane.

Très tôt, le gouverneur Edwards s’est également engagé contre le racisme et pour la justice raciale. Fortement apprécié de la population afro-américaine, il voyait une convergence entre l’expérience historique des Cadiens – groupe qui comprenait, pour lui, les Créoles blancs des milieux ruraux – et celle des Noirs, anglophones comme francophones et créolophones. Afin de souligner cet aspect de sa contribution à la modernisation de la Louisiane, nous reproduisons ci-dessous des extraits en traduction française de son discours d’investiture de 1972, dont la version intégrale, en anglais et en français, se trouve ici :

Les aspirations véhiculées dans cette allocution sont exprimées dans cette phrase pleine d’espoir : «Les vieilles barrières imaginaires n’existent plus. Mon élection a détruit les vieux mythes, et un esprit nouveau est avec nous.»

Au revoir, Monsieur le Gouverneur…

Extraits de la traduction française du premier discours d’investiture du gouverneur Edwin W. Edwards, Bâton-Rouge, 9 mai 1972 (à partir du texte anglais publié dans le Daily Advertiser de Lafayette)

Révérends membres du clergé, Gouverneur et Mme McKeithen, distingués membres du Congrès, Mesdames et Messieurs de l’assemblée législative, citoyens de la Louisiane :

S’il y a une leçon que nous devrions avoir apprise au cours des vingt dernières années, c’est que les gouvernements des États vont soit assumer leurs responsabilités, soit être balayés par le courant de l’histoire, ne laissant que leur poussière pour s’accumuler sur leurs propres ruines.

Faire avancer la Louisiane

De nombreux États, comme le nôtre, sont empêtrés dans des systèmes tellement archaïques qu’ils n’ont pas eu l’occasion de se montrer à la hauteur de ces responsabilités. De plus en plus d’États réalisent que si leurs gouvernements doivent être efficaces, ils ne doivent pas être enchaînés par les idées du dix-neuvième siècle. […]

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La statue d’Alfred Mouton à Lafayette : le contexte d’une controverse («Au rythme de notre monde» dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, 26 juin 2020)

Note : cette chronique a été publiée le 26 juin 2020 dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse.

L’orage d’une controverse gronde à Lafayette, en Louisiane. Certains croient entendre l’heureux présage d’une pluie qui lavera les péchés collectifs du passé, tandis que d’autres craignent la fureur d’un ouragan susceptible de tout emporter sur son passage, le bon avec le mauvais. L’œil de la tempête, c’est une statue au centre-ville, un monument en souvenir du général Jean-Jacques Alfred Alexandre Mouton (1829-64), mort pour la cause de l’esclavage pendant la guerre de Sécession (1861-65).

Comme il a été souligné dans la dernière chronique, le mouvement antiraciste Black Lives Matter est en train de prendre une ampleur internationale. Dans chaque pays et dans chaque région, les revendications rejoignent des spécificités locales. À Lafayette, fier foyer de la culture cadienne et créole, ville située au cœur de la zone dite « Acadiana » et réputée pour ses festivals, sa gastronomie louisianaise et l’accueil chaleureux qu’y reçoivent les visiteurs, c’est une facette de l’héritage acadien qui est en cause.

Depuis le retour en force du mouvement contre le racisme et la brutalité policière, les manifestations à Lafayette se focalisent sur la statue d’Alfred Mouton plantée devant l’ancien hôtel de ville. Celle-ci est dénoncée comme un symbole raciste, expression d’une pernicieuse nostalgie de la période esclavagiste. Depuis plusieurs années, l’association Move The Mindset réclame sa relocalisation tout en menant une campagne de sensibilisation aux injustices, historiques et actuelles, liées au racisme. Les récentes manifestations s’inscrivent dans cette campagne dont l’issue demeure incertaine.

Qui était Alfred Mouton? Pourquoi existe-t-il un monument en son honneur? En abordant ces questions, le défi consiste à contextualiser, sans diaboliser mais en toute lucidité. Il y a va, parmi d’autres facteurs, d’un respect élémentaire pour la communauté noire – d’héritage francophone elle aussi, soit dit en passant – qui compte pour près de 30 % de la population de Lafayette.

Né en 1829, Alfred Mouton est issu d’une famille louisianaise d’origine acadienne et française. Son père, Alexandre Mouton (1804-85) a marqué la vie politique en tant que sénateur à Washington (1837-42), gouverneur de l’État (1843-46) et, plus tard, président de la convention qui allait décider de la sécession d’avec les États-Unis en faveur de la Confédération pro-esclavagiste. Son grand-père paternel était Jean Mouton (v. 1754-1834), né en Acadie à la veille de la Déportation et arrivé en Louisiane en 1765, en compagnie de sa famille. Marié avec Marie-Marthe Borda, il devient planteur sucrier et donc propriétaire esclavagiste. C’est grâce à un don de terres de sa part que fut établie Vermillonville, la future Lafayette. Jean Mouton en est ainsi considéré comme le fondateur.

Alfred Mouton a donc grandi dans un milieu profondément esclavagiste, ce qui était le cas de la plupart des familles acadiennes, même celles qui ne faisait pas partie de l’élite. Après des études à la célèbre Académie militaire de West Point, où il apprend l’anglais, il rentre chez lui pour travailler comme ingénieur civil et pour gérer une plantation familiale. Brigadier-général de la milice d’État, il prend en 1859 la tête d’un mouvement paramilitaire, les comités de vigilance, dont les actions incitent des centaines de familles noires à émigrer au Mexique et en Haïti. Quand la guerre éclate en 1861, il rejoint l’armée du Sud et c’est sur le champ de bataille qu’il trouve la mort le 8 avril 1864.2020-06-26_La statue d'Alfred Mouton 2

La statue a été érigée au début des années 1920, à l’initiative d’une section locale des United Daughters of the Confederacy. Ce regroupement féminin était l’un des principaux promoteurs du mythe de « la cause perdue », une interprétation édulcorée et nostalgique de la guerre civile qui a longtemps fait école aux États-Unis. Tout en minimisant les torts de l’esclavage, l’apologie du Sud allait de pair avec l’oppression raciale sous le régime de la ségrégation.Lire la suite »

Vers un mouvement planétaire contre le racisme? («Au rythme de notre monde» dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse, 12 juin 2020)

Note : cette chronique a été publiée le 12 juin 2020 dans Le Courrier de la Nouvelle-Écosse.

Le président vient de publier une déclaration remarquable sur Twitter. Non, je ne parle pas d’une énième énormité de la part de Donald Trump. Il s’agit plutôt d’un message de Nana Akufo-Addo, président du Ghana, en Afrique de l’ouest, suite à un incident récemment survenu aux États-Unis, incident qui est en train de provoquer une réaction mondiale.

« Les Noirs, à travers le monde, sont choqués et bouleversés par l’assassinat d’un homme noir non armé, George Floyd, par un policier blanc aux États-Unis d’Amérique. […] Il ne peut être acceptable qu’au 21e siècle les États-Unis, ce grand bastion de la démocratie, continuent d’être aux prises avec le racisme systémique. »

ARNM_2020-06-12_Tweet Nana Akufo-Addo

En effet, c’est choquant et bouleversant. La vidéo de la mort de George Floyd, interpellé près d’un dépanneur d’où il venait de sortir et asphyxié malgré ses cris à l’aide sous le genou du gendarme Derek Chauvin, devant les collègues de ce dernier, a fait le tour de la planète. Cet acte barbare suivait de près le meurtre présumé d’Ahmaud Arbery, en Géorgie, par deux hommes blancs alors qu’il faisait du jogging et de Breona Taylor, technicienne médicale tuée par balles par des agents de police de Louisville, au Kentucky, qui ont fait irruption chez elle dans la nuit du 13 mars dernier.Lire la suite »

VITE! VITE! ALLEZ LIRE… Amal Madibbo, «L’immigration transnationale africaine francophone en milieu minoritaire et son impact sur l’intégration dans la société canadienne»

Pour mieux comprendre l’Acadie et sa situation en contexte mondial, il existe beaucoup de textes qu’ il est possible de consulter gratuitement. Pendant la pandémie de COVID-19, les revues savantes et maisons d’édition font des efforts pour rendre encore plus accessibles ces ressources afin de mettre le savoir à la portée de tout le monde. Dans cet esprit-là, la CRÉAcT signalera chaque vendredi un article ou un livre en études acadiennes ou bien dans un domaine connexe. Cette initiative s’intitule : Vite! vite! allez lire…

Madibbo, Amal. (2018). «L’immigration transnationale africaine francophone en milieu minoritaire et son impact sur l’intégration dans la société canadienne». Francophonies d’Amérique (46-47), 127–148.

Les événements survenus ces derniers jours aux États-Unis, où déferle une vague de manifestations au ton révolutionnaire contre le racisme et la brutalité policière, sont en train de susciter un examen de conscience à l’échelle mondiale. Ici au Canada, le racisme est une réalité bien ancrée, même si le problème ne ressemble pas exactement aux dynamiques de la société américaine, qu’il s’agisse de l’oppression à l’encontre des nations autochtones, des injustices subies par les communautés afro-canadiennes historiques ou de la discrimination réservée aux immigrés non blancs.

Or, plusieurs chercheur-e-s se penchent sur cette problématique dans la francophonie Congratulations Dr. Amal Madibbo | Department of Sociologycanadienne. La sociologue Amal Madibbo (Université de Calgary) mène des travaux de pointe sur l’expérience des immigré-e-s noir-e-s en milieu minoritaire francophone. Originaire du Soudan, elle est l’auteure d’un ouvrage sur la francophonie en Ontario, Minority Within a Minority: Black Francophone Immigrants and the Dynamics of Power and Resistance (Routledge), paru en 2006. Depuis lors, elle s’est tournée vers le contexte de l’Alberta. Les recherches de la professeure Madibbo sont à mon avis incontournables pour comprendre l’évolution actuelle et future de la francophonie canadienne.Lire la suite »