Ce patrimoine acadien qu’on savoure : pour saluer la parution de Pantry and Palate de Simon Thibault

Œil sur l’Acadie / CRÉAcT en action ! – Un livre important vient de paraître : Pantry and Palate: Remembering and Rediscovering Acadian Food (Nimbus Publishing, 2017) de Simon Thibault (avec photos de Noah Fecks), journaliste à la réputation grandissante, originaire de la Baie Sainte-Marie et ancien de l’Université Sainte-Anne. Organisé par la Société acadienne de Clare et le Centre acadien de l’Université Sainte-Anne, le lancement, tenu à la Salle Richelieu le soir du 13 juin 2017, a attiré plus d’une centaine de personnes. Pour cette occasion marquante, M. Thibault a eu la gentillesse de nous demander de prononcer un mot d’introduction que nous présentons ici sous une forme légèrement retouchée.

Tout comme l’auteur de Pantry and Palate: Remembering and Rediscovering Acadian Food, un ouvrage riche, plein d’érudition et débordant d’images appétissantes grâce à la collaboration du photographe Noah Fecks, je suis de ceux-là qui croient que la cuisine acadienne des Maritimes est sous-estimée.

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D’une part, elle est discrète, à l’instar du peuple qui s’en nourrit. D’autre part, elle souffre de la comparaison – injuste, à mon avis – avec la nourriture cadienne de la Louisiane, qualificatif qui reflète en fait un étiquetage identitaire d’une tradition culinaire créole, essentiellement franco-africaine dans ses origines.

Simon m’a demandé de vous adresser brièvement la parole afin de souligner quelques observations relativement aux destinées divergentes de ces deux traditions culinaires de la diaspora acadienne.

Signalons un constat de départ : Louisiana Cajun cooking is known across the planet; Maritime Acadian foodways remain in relative obscurity.

Si je vous demande de me citer un mot pour décrire la nourriture cadienne, quel adjectif vous vient à l’esprit ? [Un grand nombre de personnes : « ÉPICÉ ».] Exactement : nous sommes là dans une logique d’opposition : cuisine cadienne = épicée – goût fort / cuisine acadienne = fade – goût peu prononcé. Or, cette dichotomie que l’on tient pour intrinsèque cache en fait une évolution d’ordre commercial, car le caractère « pimenté » de la nourriture cadienne est, aux yeux de beaucoup, une qualité récente et même artificielle. En effet, les Louisianais d’héritage francophone d’une certaine génération, ayant grandi en milieu rural, attestent que les mets qu’ils connaissaient dans leur enfance étaient peu épicés.

À vrai dire, il y a trois forces qui ont propulsé la cuisine « cadienne » à l’avant-plan des cuisines regionales aux États-Unis et de par le monde entier :

  • Une interaction avec une haute cuisine, notamment en provenance des grands restaurants de la Nouvelle-Orléans ou inspirée par ceux-ci ;
  • L’action de promoteurs qui étaient réellement des créateurs-innovateurs : Paul Prudhomme et son disciple Émeril Lagassé, ou encore John Folse ;
  • Une commercialisation tous azimuts à la faveur de la mondialisation cosmopolite : c’était l’aboutissement du phénomène qu’on a appelé le « Cajun Craze» des années 1980.

Dans leur livre Cajun Country (1991), Barry Jean Ancelet, Jay Edwards et Glen Pitre retracent ces développements :

“During the middle part of the twentieth century, chefs at restaurants like Don’s, Jacob’s, and the Riverside Inn, in Lafayette, the Yellow Bowl, in Jeanerette, Robin’s and Pat’s, in Henderson, the Palace, in Opelousas, and others, developed a Cajun haute cuisine, combining the solid characteristics of simple Cajun country cooking with contemporary ingredients and Creole styles. And the experimentation continues in places like Chez Pastor, the Vermilionville Café, the Landing, and many others, as well as in homes throughout South Louisiana. Since the 1950s, there has been a veritable explosion in the uses for crawfish. One can find crawfish boudin, crawfish casseroles and crawfish au gratin. As South Louisiana grows more cosmopolitan, one also finds crawfish pizza, crawfish tamales and even crawfish egg rolls. There is a whole industry growing around Cajun cooking. One can buy prefabricated roux, pre-blended ‘Cajun’ spices, and even Cajun frozen dinners. And, of course, since the arrival of chef Paul Prudhomme, whose eccentric creativity has helped bring Cajun cuisine to national prominence, one can find blackened redfish, blackened catfish, and blackened chicken in restaurants from Portland to Portland and from Miami to Montreal.” (145-146)

La commercialisation de la « saveur cadienne » a donné lieu à des dérapages saugrenus, pour ne pas dire regrettables. Dans des McDonald’s à travers la planète il est possible de commander un Cajun Spice Chicken Big Mac, un Cajun Crispy Chicken Sandwich ou peut-être un McSpicy Cajun Burger. (Je soupçonne que ces trois sandwichs représentent à peu près la même affaire, mais passons…) En parcourant les rayons des supermarchés, on peut tomber sur des aliments industriels comme Stouffer’s Cajun-Style Shrimp Alfredo, en sachet ; Campbell’s Chunky Jazz Jambalaya, en boîte de conserve ; et Betty Crocker’s Hamburger Helper Classic Cheesy Jambalaya, composé de « pasta with naturally flavored cheese sauce mix ».

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Un de mes amis, Monsieur Ron Guidry, francophone louisianais d’environ 70 ans, m’a récemment fait part de ses très fortes réticences à l’égard de ces produits : “What ticks me off is that people buy this garbage and think they’re eating genuine Cajun/Creole food. Worse, however, is going somewhere and seeing ‘Cajun Style’ – and all it is is pepper added to make it ‘hot.’ My grandmother had some of the best, well-seasoned food you could ever put in your mouth and used NO red or black pepper. Red pepper has a tendency to kill taste buds. Soon, all you taste is pepper, and the real taste of food disappears. I think red pepper is used to mask poorly cooked food.”

Autrement dit, la popularité de la cuisine créole ou cadienne aurait fait en sorte que sa redéfinition, et par là la perception qu’en peut avoir le grand public sur le marché mondial, risque d’échapper aux groupes culturels dont elle émane.

Afin de contrecarrer cette tendance – et ceci représente un autre point de contraste par rapport à l’Acadie –, l’une des stratégies qui a été adoptée en Louisiane consiste à proposer un grand nombre de festivals consacrés principalement à la nourriture, où une certaine « authenticité » est assurée. Parmi d’autres enjeux, ces manifestations culturelles ancrent solidement le mets ou le produit alimentaire dans un lieu spécifique. Et le calendrier louisianais en est généreusement ponctué. Voici un mince échantillon : au cours d’une année donnée, il y a…

  • au mois de mars, le World Championship Crawfish Etouffee Cook-off, à Eunice ;
  • en avril, le Festival du boudin, à Scott ;
  • en mai, le Breaux Bridge Crawfish Festival, au Pont-Breaux ;
  • en juin, le Festival de la viande boucanée, à la Ville Platte ;
  • en août, le Delcambre Shrimp Festival, dans la paroisse Vermillon ;
  • en septembre, le Pepper Festival, à Saint-Martinville ;
  • puis en octobre, ils n’en finissent plus : nous avons le Bridge City Gumbo Festival, près de la Nouvelle-Orléans ; le World Championship Gumbo Cookoff, à la Nouvelle-Ibérie ; le French Food Festival, à Larose ; et le Bayou Food Festival à l’intérieur des Festivals acadiens et créoles, à Lafayette, suivi du Black Pot Festival dans la même ville.

À la différence de cette mise en valeur intense des traditions culinaires franco-louisianaises, la nourriture acadienne n’est pas encore un élément culturel qui se fête en soi et pour soi. On voit plutôt des mets locaux mis à l’honneur lors de soupers paroissiaux, de banquets, etc. Au Nouveau-Brunswick, c’est vrai qu’il y a quelques festivals consacrés, par exemple, au homard ou à la pomme de terre ; depuis deux ans, la programmation du Festival acadien de Clare comprend un concours de râpure. Sans manquer de respect à l’égard de ces activités, il me semble qu’elles n’ont ni l’importance ni la fonction des festivals en Louisiane. Serait-il possible de faire un travail sur ce plan-là ?

Je ne veux pas non plus minimiser le rôle d’excellents restaurants comme La Cuisine Robichaud ou le Café L’Acadie à Bedford. Toujours est-il que l’impact de ces établissements se limite à l’échelle locale. La nourriture acadienne ne s’exporte pas ; les pâtes de râpure prêtes à cuire se distribuent surtout dans les supermarchés de notre région. La parution, il y a 42 ans, d’un autre très bon livre, La Cuisine traditionnelle en Acadie de Melvin Gallant et Marielle Cormier-Boudreau (1975), que Simon qualifie avec raison d’un « labor of love », n’y a pas changé grand-chose.

Many would assert that the popularity and “success” of Cajun/Creole cuisine has proven both a blessing and a curse. The lessons of this double-edged legacy can lead us to ask what transformations might come about because of Pantry and Palate. Might there be an “Acadian craze” waiting around the corner? Given the Canada-wide buzz around Simon’s book, I don’t think that it’s a stretch to wonder.

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Dans les courts essais qui constituent une bonne partie de son ouvrage, Simon insiste sur le fait que « l’authenticité » en matière de patrimoine culinaire ne tient pas forcément d’une recette donnée ou même d’un répertoire strictement délimité de mets. Qui plus est, elle n’est pas seulement la résultante d’une adaptation à l’environnement et d’une appropriation des ingrédients disponibles. Bien que tous ces aspects soient déterminants, Simon souligne à maintes reprises que la cuisine acadienne est un ensemble composite, aux influences allemandes, britanniques et afro-canadiennes. Ironie du sort, l’apport loyaliste représente une part considérable des goûts traditionnels de l’Acadie de l’après-Déportation, jusqu’à nos jours.

Pour Simon, dont la démarche est informée par l’anthropologie culturelle, l’authenticité se situe dans l’expérience collective, dans la mémoire communautaire et familiale – et dans un savoir-faire qui se perd en jour en jour. Elle s’exprime à travers l’ensemble des pratiques et techniques qui, autrefois nécessaires pour des raisons d’ordre matériel et économique, ont rythmé le quotidien des générations qui nous ont précédés. C’est pour cela qu’il s’est tant efforcé de redécouvrir ces pratiques et techniques – un indéniable « labor of love » à son tour dans la mesure où, très souvent, elles n’étaient pas expliquées dans les carnets de famille et les livres de recette qu’il exploite dans Pantry and Palate.

À coups d’expérimentation, seul ou avec ses aînés, Simon Thibault s’est fait un précieux interprète de ce patrimoine qu’on savoure.

Par-dessus tout, la voie que nous propose Simon se caractérise par une éthique, une approche qu’il prend très au sérieux : « What matters is respecting a cuisine, its origins, its makers, and the path it has taken. Appreciation, observation, and a keen ear for what a dish is telling you are as close as you can get to an ‘authentic’ culinary experience » (9).

Une experience culinaire « authentique » : il se peut qu’une telle chose n’existe pas dans l’absolu. N’empêche que Pantry and Palate nous en rapproche magnifiquement – et pour cela nous sommes toutes et tous redevables à son auteur.

– Clint Bruce

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