«La salle tendue de noir…» : la première commémoration du massacre de La Nouvelle-Orléans du 30 juillet 1866

«Nul doute que l’impression que cette cérémonie nous a laissée ne sortira jamais de notre mémoire et que nous en raconterons l’effet à nos petits enfants, afin qu’ils apprennent à bénir la mémoire de ceux qui moururent martyrs pour une cause juste et sainte.»

La Tribune de la Nouvelle-Orléans, 31 juillet 1867
Livre disponible ici.

Même si la guerre de Sécession (1861-1865) a mis fin à l’esclavage, le combat pour l’égalité raciale était loin d’être accompli. C’est encore le cas aujourd’hui, d’ailleurs. En Louisiane, où des francophones de couleur furent à l’avant-garde du mouvement radical pendant la Reconstruction du Sud (1863-1877), l’un des incidents les plus meurtriers de cette période s’est produit le 30 juillet 1866 : lors d’une convention ayant pour objectif d’amender la constitution de l’État pour accorder le droit de vote aux Noirs, des éléments réactionnaires, dont des membres de la police, ont assassiné plus d’une quarantaine de personnes, surtout noires mais blanches aussi, des délégués ainsi que de simple citoyens. C’était une tentative, criminelle et concertée, de tuer dans l’œuf la transformation sociale qui s’imposait. J’ai souligné ailleurs le rôle du journal La Tribune de la Nouvelle-Orléans lors de ces événements («De 1866 à nos jours: les racines francophones de Black Lives Matter», Le Devoir, 20 juillet 2016). Le contexte est présenté davantage dans mon livre Afro-Creole Poetry in French from Louisiana’s Radical Civil War-Era Newspapers: A Bilingual Edition (The Historic New Orleans Collection, 2020)

Image tirée de The Riot in New Orleans, by Theodore R. Davis: « Murdering Negroes in the Rear of Mechanics’ Institute »; Harper’s Weekly, 25 août 1866. The Historic New Orleans Collection, 1974.25.9.308 i–iv.

Le massacre de 1866 a beau accélérer la cause des droits civiques, grâce à la forte réaction qu’elle suscite, la communauté n’en est pas moins meurtrie, bouleversée. L’été suivant, une commémoration aura lieu sur les lieux mêmes du désastre, à savoir le Mechanics’ Institute, là où se dresse de nos jours le Roosevelet Hotel de La Nouvelle-Orléans. La Tribune en publiera un compte rendu. Nous reproduisons ci-dessous ce texte au complet. Un autre article des Carnets Nord/Sud présente le poème composé pour l’occasion et lu devant le public par Cora L. V. Daniels (Scott; 1840-1923).

La cérémonie au Mechanics’ Institute

La salle tendue de noir offrait un coup d’œil magnifique. À l’intérieur était un autel richement orné derrière lequel étaient figurées des larmes. On y lisait, en lettres argentées : ‘In Memory of the Victims of the 30th of July.’ Au centre de la salle était un catafalque portant la même inscription. À gauche se trouvait le drapeau de la nation, drapé de noir. Des colonnes en nombre de trente, placées entre les ouvertures s’élevaient jusqu’à l’arasement. À l’entrée flottait à la brise le drapeau, encore rouge de sang, qui avait été déployé le 30 juillet 1866.

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Massacre du 30 juillet 1866 : la redécouverte des «numéros perdus» de La Tribune de la Nouvelle-Orléans (Clint Bruce)

La version originale de ce texte a paru en anglais dans le magazine 64 Parishes, dans son édition de l’automne 2018 : « Discovering the Lost 1866 Issues of the New Orleans Tribune ».  

Les débats récents sur l’héritage de l’esclavage et de la guerre de Sécession, ainsi que sur les promesses et les échecs de la Reconstruction, ont fait ressortir l’importance de deux journaux bilingues fondés par des « gens de couleur » de la Louisiane francophone : L’Union (1862-64) et, à sa suite, La Tribune de la Nouvelle-Orléans (1864-70). D’un courage indéfectible, leurs journalistes rapportaient et commentaient les événements de l’actualité, couverture qui faisait contrepoids aux organes de presse dominants, anglophones pour la plupart et tous gérés par des Blancs.

Parmi ces événements figure un incident tragique, le massacre du Mechanics’ Institute survenu le 30 juillet 1866 : plus d’une quarantaine de partisans du droit de vote des Noirs furent assassinés par des réactionnaires racistes, y compris par des policiers. (Pour plus de contexte, voir ma chronique parue dans Le Devoir en 2016.) Cruelle ironie du sort, on a longtemps cru perdus les numéros de La Tribune publiés dans les jours précédant et suivant le massacre—du moins jusqu’à maintenant.

C’est en préparant mon livre à paraître aux presses de The Historic New Orleans Collection (THNOC), Afro-Creole Poetry in French from Louisiana’s Radical Civil War–Era Newspapers: A Bilingual Edition, que j’ai eu le bonheur de repérer plusieurs de ces « numéros perdus » des mois de juillet et d’août 1866, dans les archives de l’American Antiquarian Society (AAS), centre de recherche et société savante située à Worcester, au Massachusetts.

Fondée en 1812, l’AAS possède plus de trois millions de documents et d’objets liés à l’histoire des États-Unis et des Amériques. Il y a près de 20 ans, j’ai visité ce centre lorsque j’étais assistant de recherche sous la direction de Dana Kress, professeur au Centenary College of Louisiana. Le professeur Kress et moi avons passé une semaine à explorer l’immense collection de manuscrits et de publications de la Louisiane francophone, collection léguée par Edward Larocque Tinker (1881-1968).

Je me rappelle fort bien, après avoir demandé de consulter les dossiers renfermant plusieurs éditions de La Tribune, les excuses formulées par le personnel quant à la petite quantité et à la piètre condition de leur contenu. Ils ne pouvaient se douter, et moi non plus lorsque j’ai feuilleté pour la première fois ces pages jaunies, de la valeur historique du fragile trésor de ces dossiers.

En été 2016, pendant que je travaillais à mon manuscrit pour THNOC, le 150e anniversaire du massacre du Mechanics’ Institute pesait lourdement sur mon esprit. Plus que jamais, j’aurais voulu savoir la version des faits rapportée dans La Tribune. Une après-midi, il m’est revenu le souvenir de mon premier voyage à l’AAS. Je me suis alors demandé si ces chemises d’archives ne recelaient pas les « numéros perdus » de La Tribune.

J’avais vu juste. C’est le souffle retenu que, quelques semaines plus tard, je suis retourné au Massachusetts afin d’examiner la collection.

Les articles de La Tribune fournissent un témoignage aussi précieux que saisissant de ces jours tumultueux de l’été 1866, au moment où le journal redoublait d’efforts pour empêcher la presse raciste de contrôler le récit. Un billet en français, intitulé « Notes pour servir à l’histoire du massacre de la Nouvelle-Orléans » (3 août 1866), commence ainsi :

« Tandis que les journaux rebelles demandaient à grands cris que leurs représentants fussent admis au Congrès, nous, les unionistes, étions attaqués, par eux, dans nos droits les plus sacrés—droits que nous avions de nous réunir publiquement. Lorsque la liberté de la discussion n’existe plus, toutes les libertés du citoyen sont en danger. »

THNOC, l’AAS et tant d’autres institutions se vouent à la préservation de la multiplicité des voix faisant partie de telles discussions à mesure qu’elles évoluent dans le temps et, ce faisant, contribuent à préserver les droits sacrés et les libertés défendues par La Tribune. La chance que j’ai de réintroduire cette source indispensable dans nos considérations du massacre du Mechanics’ Institute et de lui restituer sa juste place dans l’histoire de la question raciale et des droits civiques aux États-Unis est à la fois un privilège et une grande joie.

M. Clint Bruce

Clint Bruce est professeur adjoint à l’Université Sainte-Anne où il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales. Sa découverte des numéros perdus de La Tribune sera expliquée davantage dans son livre à paraître aux presses de THNOC (Afro-Creole Poetry in French from Louisiana’s Radical Civil War–Era Newspapers: A Bilingual Edition) ainsi que dans un article scientifique en cours de préparation : « ‘Pages to Serve in the History of the New Orleans Massacre’: The (Heretofore Unknown) Stance of the New Orleans Tribune in the Wake of the Mechanics’ Institute Massacre of 1866. »