Ce pays que nous ne savons pas quitter
Fleur de lys à peine cicatrisée sur l’épaule de Justine, « négresse de nation ibo âgée de 23 ans », pour avoir voulu rejoindre dans les marais le père de son enfant, et qui lui rappellera qu’en cas de récidive le Code noir prescrit le jarret coupé et une fleur de lys marquée sur l’autre épaule
Fleur de lys tatouée en bleu sur le poignet d’une amie afin de proclamer la fébrilité qui l’anime tous les ans à l’approche des fêtes du Mardi gras
Fleur de lys qui orne le casque de football que le petit Djamal rêve de porter quand il sera grand et pourquoi pas car après tout il court plus vite que tous les autres de sa classe
Fleur de lys imprimée sur ces tasses en plastique qui prolifèrent d’année en année dans l’armoire de la cuisine
Fleur de lys prêtant sa forme aux porte-clés à une piastre cinquante sur le comptoir d’Acadia Truck Plaza à un jet de pierre du bayou Lafourche
Fleur de lys blanche sur les poubelles de la Ville
Fleur de lys gravée à même l’enseigne du dentiste et une autre sur celle du cabinet d’avocats juste à côté
Fleur de lys défraîchie sur le t-shirt qu’on oublie de donner à l’Armée du salut
Fleur de lys sur la trousse d’accueil donnée à Caitlyn Fontenot qui a étudié le français jusqu’à la dixième année mais qui, pour sa première année d’université, va choisir l’espagnol parce que c’est plus pratique, dit sa mère
Fleur de lys peinte sur le camion de transport de Coca-Cola qui jour après jour sillonne les petits parcs industriels, l’infini des champs de canne et les marais asphyxiés de ce pays que nous ne savons pas quitter.
French Settlement, 20 décembre 2017