L’immigration au Québec et « le sort de la Louisiane » : jusqu’où pousser la comparaison?

Il y a toutes sortes de façons de mettre les pieds dans le plat. Il y a quelques jours, le premier ministre du Québec, François Legault, revendiquait pour sa province une plus grande autonomie en matière d’immigration, et ce, dans le but de mieux déterminer le profil linguistique des nouvelles arrivantes et nouveaux arrivants. Cette revendication suit de près l’adoption de deux lois destinées à renforcer l’autonomie et le caractère distinct de la nation québécoise, soit la Loi sur la laïcité de l’État (ou Loi 21), en vigueur depuis juin 2019, et la toute récente Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (projet de loi n° 96), qui vient moderniser la Charte de la langue française (ou Loi 101) de 1977.

Dans une allocution prononcée à l’occasion d’un congrès de la Coalition avenir Québec, à Drummondville, il affirmait : «Il est important que les Québécois comprennent bien l’urgence de rapatrier les pouvoirs d’immigration.» Il s’agirait, selon lui, d’une question de mort ou de vie pour la langue française et, sans ces moyens, « cela pourrait devenir une question de temps avant que nous devenions une Louisiane ».

En évoquant cet État américain dans ces termes, monsieur Legault faisait allusion au déclin de la langue française depuis l’époque coloniale et à la perte d’influence de la population francophone, jusqu’à la disparition plus ou moins totale de cette dernière (d’après la perception de Legault) au tournant du siècle présent. La perspective d’une éventuelle «louisianisation» servirait donc d’avertissement et de repoussoir vis-à-vis des aspirations du Québec.

Cette comparaison, forcément péjorative, n’a pas tardé à susciter un petit tollé. Plusieurs membres des autres partis ont fait entendre leurs réactions, de même que quelques chercheurs universitaires, dont votre humble serviteur dans un reportage de Radio-Canada. A également été sollicité le point de vue d’un autre Louisianais, l’entrepreneur en tourisme Joseph Dunn, ancien directeur du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), qui déplore l’instrumentalisation politique d’«une image de la Louisiane qui est fausse».

N’est-ce pas un exercice légitime, pourtant, que d’étudier d’autres sociétés et d’en tirer des leçons? Et a fortiori à l’échelle de la francophonie nord-américaine? Voici trois éléments contextuels à considérer…

1) Les propos de François Legault s’inscrivent dans une longue tradition discursive au Québec. Brandir le contre-exemple de la Louisiane n’a absolument rien d’original; c’est même une vieille rengaine. Au début des années 1830, soit une vingtaine d’années après l’entrée officielle de la Louisiane dans le giron des États-Unis, le journaliste et politicien Étienne Parent (1802-1874) lâchait une phrase choc, devenue célèbre : «Le sort de la Louisiane nous fait trembler.» Pris tout seul, cet énoncé donne l’impression de conforter le souverainisme québécois moderne. Toutefois, l’argument de Parent n’allait pas du tout dans ce sens-là, car il plaidait en fait pour le maintien du Canada français au sein de l’Empire britannique plutôt que de s’en séparer ou d’être annexé par les États-Unis. Dans une certaine optique nationaliste, la mobilisation du trope de la «louisianisation» fait partie d’un répertoire de comparaisons devenues récurrentes avec d’autres groupes francophones minoritaires, dont l’Acadie des Maritimes – pour signaler le danger de «l’acadianisation», dans ce cas-là. Mes collègues Laurence Arrighi (U. de Moncton) et Émilie Urbain (Carleton U.) ont analysé l’obsession québécoise des «mauvais exemples» de la francophonie nord-américaine dans une série de travaux on ne peut plus éclairants, dont un exemple est cité en note de fin[1]. Chez François Legault, ce thème épouse le rejet populiste de la différence et de l’Autre.

2) Le recours à un tel raccourci revient à nier la richesse de l’expérience franco-louisianaise. La Louisiane d’héritage francophone est une société complexe dont l’évolution ne se prête guère à une simplification lapidaire. Multiraciale et multilingue (en tenant compte du créole louisianais, de l’espagnol et de l’anglais, bien sûr, sans oublier les langues autochtones), la réalité franco-louisianaise s’est construite au départ en fonction de l’esclavagisme, qui formait autrefois la base de l’économie et de la structure sociale, tandis que le destin de la langue française a été conditionné par la hiérarchie raciale, d’une part, et par l’idéologie monolinguiste qui prévaut aux États-Unis, d’autre part. Fait important, le français en Louisiane n’est pas la propriété d’un seul groupe ethnique, étant historiquement pratiqué par les Créoles de diverses origines, par plusieurs peuples autochtones qui l’ont adopté à partir du 18e siècle – et chez qui il demeure vivace de nos jours – et bien sûr par les Cadiens, c’est-à-dire la population blanche s’identifiant à la diaspora acadienne. S’il est vrai que le nombre de locuteurs accuse une chute libre depuis plusieurs décennies, il n’en est pas moins vrai que les efforts de revitalisation linguistique ont donné lieu à tout un réseau francophone et francophile qui assure une variété d’initiatives dans divers secteurs : éducation, médias, tourisme patrimonial, arts et culture et j’en passe. Ce n’est pas pour rien que la Louisiane a intégré l’Organisation internationale de la Francophonie en 2018 et que la secrétaire générale Louise Mushikiwabo vient d’y faire une tournée.

3) La rhétorique du repoussoir vient miner les efforts louables du Québec en matière de francophonie nord-américaine. Le gouvernement du Québec a pris des engagements sérieux vis-à-vis des autres communautés francophones d’Amérique du Nord et investit des ressources non négligeables. Par rapport aux collectivités francophones et acadienne du Canada, son approche est exposée dans la nouvelle Politique du Québec en matière de francophonie canadienne (mars 2022), qui exprime une vision solidaire et collaborative. Pour ce qui est des autres régions, le Centre de la Francophonie des Amériques, fondé en 2008, multiplie les initiatives pour stimuler les échanges et pour réaliser les potentialités continentales et hémisphériques des milieux francophones. La Louisiane n’est guère oubliée : avant la pandémie, la sixième édition de l’Université d’été du CFA devait justement se tenir en Louisiane, sur le campus de l’Université de Louisiane à Lafayette. Pourquoi faire si cette région-là n’a plus rien à offrir?

Boiteuses du point de vue historique, les remarques de François Legault ne font rien pour encourager une meilleure compréhension des réalités et contextes divers qui forment l’ensemble de la francophonie nord-américaine. Les politiques d’immigration constituent un dossier d’une grande importance qui mérite bien plus de réflexion que n’en véhiculent des raccourcis douteux de cet acabit. Espérons qu’il fera mieux à l’avenir… et faisons mieux, nous aussi.

M. Clint Bruce

[1] ARRIGHI, Laurence et URBAIN, Émilie, « Les “mauvais exemples” de la francophonie nord-américaine: intérêt des acteurs, construction des images, instrumentalisation des groupes », Les français d’ici: des discours et des usages, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019, p. 11-32.

VITE! VITE! ALLEZ LIRE!… Laurence Arrighi et Émilie Urbain, «’Wake up Québec’ : du recours aux communautés francophones minoritaires dans le discours visant l’émancipation nationale du Québec»

Pour mieux comprendre l’Acadie et sa situation en contexte mondial, il existe beaucoup de textes qu’ il est possible de consulter gratuitement. Pendant la pandémie de COVID-19, les revues savantes et maisons d’édition font des efforts pour rendre encore plus accessibles ces ressources afin de mettre le savoir à la portée de tout le monde. Dans cet esprit-là, la CRÉAcT signalera chaque vendredi un article ou un livre en études acadiennes ou bien dans un domaine connexe. Cette initiative s’intitule : Vite! vite! allez lire…

Arrighi, Laurence et Émilie Urbain. « « Wake up Québec » : du recours aux communautés francophones minoritaires dans le discours visant l’émancipation nationale du Québec. » Francophonies d’Amérique 42-43 (automne 2016, printemps 2017), p. 105–124.

Il existe au Québec, foyer de l’Amérique francophone, une réelle volonté de tisser et de renforcer des liens avec d’autres communautés francophones et francophiles ailleurs au Canada et même aux États-Unis. En fait foi l’existence du Centre de la francophonie des Amériques, créé en 2008, qui multiplie les initiatives en ce sens. Cependant, une autre orientation se manifeste très souvent dans le discours public au Québec : la tendance à citer ces milieux minoritaires «hors Québec» en contre-exemples, en véritables présages de la menace qui pèse sur l’avenir de la société québécoise. Depuis quelques années, les termes acadianisation et louisianisation en sont venus à exprimer cette perception dépréciative, parfois jusqu’au dénigrement. L’Acadie et la Louisiane deviennent ainsi des repoussoirs, sans considération pour leurs réalités propres.

C’est ce phénomène, tel qu’il se déploie dans les médias, qu’explorent les sociolinguistiques Laurence Arrighi, professeure à l’Université de Moncton, campus de Moncton, et Émilie Urbain, qui enseigne à Carleton University en Ontario. Elles écrivent : 

« Wake up Québec » (Haché, 2014) est le leitmotiv des chroniqueurs.
D’un texte et d’un auteur à l’autre, l’argument est semblable, tout
comme la construction rhétorique du propos, ou encore les champs
lexicaux employés. Vocabulaires empruntés au risque, à la menace, à la
maladie sont ainsi mis à contribution pour rappeler que l’anglicisation se
répandrait au Québec, tout comme elle aurait déjà submergé les autres
communautés francophones du continent. Ce sont alors les pratiques
linguistiques mixtes prêtées aux locuteurs de ces communautés qui sont
surtout mentionnées pour appuyer le propos. (p. 106)

La lecture de cet article aussi éclairant que passionnant fait lumière sur certains obstacles à l’intensification de la solidarité francophone à l’échelle du continent.

Bonne lecture et bonne réflexion !

M. Clint Bruce